Cet article date de plus d'un an.

Témoignage "J'ai changé d'avis sur l'euthanasie" : un médecin en fin de vie raconte comment la maladie l'a transformé

Depuis son lit, branché à un respirateur artificiel, Philippe Bail décrit les "richesses" de la vie de malade et plaide pour la liberté de choisir sa mort, alors qu'un projet de loi sur le sujet se fait toujours attendre.
Article rédigé par Yann Thompson - Envoyé spécial à Ploubezre (Côtes-d'Armor)
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Philippe Bail pose dans son lit médicalisé, chez lui, à Ploubezre (Côtes-d'Armor), le 30 novembre 2023. (YANN THOMPSON / FRANCEINFO)

Il a fait une promesse à sa femme et à ses enfants : vivre jusqu'à Noël. S'accrocher encore quelques semaines, "et après, on verra". Philippe Bail, 72 ans, est atteint de la maladie de Charcot, une pathologie incurable qui affecte les muscles et qui mène vers une mort par asphyxie. Ses jambes ne répondent plus, ses bras à peine. Sa cage thoracique est presque figée. Ses yeux bleus, son sourire et ses paroles résistent encore. Sa vie ne tient plus qu'à un tuyau, celui de son appareil de ventilation, qui lui propulse de l'oxygène jusqu'aux poumons par un masque nasal.

Voilà bientôt cinq ans que le diagnostic est tombé. Avec une telle longévité face à Charcot, Philippe Bail fait déjà figure de patient émérite, un brin têtu. La mort n'est plus très loin, le Breton le sait. Il le souhaite, aussi. "Le désir de vivre s'épuise un peu chez moi", concède-t-il, blotti sous la couette de son lit médicalisé, dans une ancienne grange qu'il a retapée près de Lannion, dans les Côtes-d'Armor. Cet ancien médecin généraliste guette même "le bon moment" pour mettre fin à ses jours. 

Alors que le projet de loi sur la fin de vie, un temps annoncé pour septembre, puis pour décembre, tarde à voir le jour, Philippe Bail plaide pour un droit à choisir le moment de sa mort. Il en témoigne dans un livre, Fidèle comme une ombre (éditions L'Harmattan), journal de bord de sa vie de malade. Dans ce récit des années "les plus tristes et les plus heureuses" de son existence, il invite aussi à changer de regard sur la maladie, la dépendance et la fin de vie, pour découvrir que "ce long travail du mourir peut être porteur de joie et de richesses".

"Si j'avais pu, j'aurais demandé l'euthanasie"

Du temps où il exerçait encore, le docteur Bail était un homme de principes. Du genre à vous réciter le serment d'Hippocrate, le code de déontologie médicale et le cinquième commandement. "Je ne provoquerai jamais la mort délibérément", lui soufflait une petite voix. "Tu ne tueras point", répétait une autre. Droit dans sa blouse, il contournait les rares appels de patients qui lui demandaient une euthanasie en douce. "Je m'engageais à rester leur médecin jusqu'à la fin et je parvenais à apaiser leurs souffrances par mes visites et par ma maîtrise des morphiniques et des antalgiques", assure-t-il.

Pionnier des soins palliatifs dans la région de Lannion, il professa à la faculté de médecine de Brest cet art qui consiste à soigner jusqu'au bout les patients que l'on ne peut plus guérir. Il fallut l'épreuve de la maladie, en 2019, pour le faire "changer d'avis" sur l'euthanasie et le suicide assisté. "En tant que médecin, je défendais le principe que chaque vie est digne d'être vécue. Je ne le renie pas, mais j'ai compris autre chose en tant que malade", explique-t-il.

"La dignité est avant tout une affaire personnelle. Il faut respecter la volonté du malade, son autonomie, son choix."

Philippe Bail, atteint de la maladie de Charcot

à franceinfo

Révolté par la dégradation de son état physique et pétrifié par "la honte d'être dépendant", Philippe Bail s'est d'abord senti atteint dans sa dignité. "Si j'en avais eu la possibilité, je crois que j'aurais demandé une euthanasie", affirme-t-il. A l'époque, il glisse dans sa table de nuit des médicaments pour se suicider. "J'ai eu peur de me rater, avec une dose trop ou pas assez forte, avoue-t-il aujourd'hui. Je crois surtout que j'avais en moi une force de vie qui m'a permis de repousser ce moment."

Après la révolte, l'acceptation

Au fil du temps, ce grand pudique s'est délesté de son "orgueil" et s'est résigné à laisser sa femme prendre soin de lui, jusqu'à lui nettoyer les fesses. "On s'habitue à tout et, comme le disait Jacques Brel à la fin de sa vie : 'On ne meurt pas d'humiliation.'" Petit à petit, le "héros de la révolte" a cédé la place au "héros de l'acceptation".

Etait-ce prémonitoire ? L'un des canots de pêche que le retraité aimait faire voguer le long de la Côte de granit rose était baptisé Amzer Zo : "rien ne presse", en breton. "La maladie de Charcot m'a enfermé dans une forme de navigation en solitaire, dans un temps suspendu", décrit l'ancien marin. "J'ai été obligé de contempler, de méditer, de découvrir une part de mon être que je connaissais mal."

"La maladie m'a procuré une sorte de sagesse, de résilience, pour oublier toute nostalgie du passé et apprécier les bons moments du quotidien."

Philippe Bail

à franceinfo

Ce voyage intérieur l'a ouvert à ses émotions et à celles des autres, en fendant quelques carapaces. Un lundi d'automne, des larmes ont coulé sur ses joues devant le spectacle d'une bergeronnette sautillant dans son jardin, "légère comme une danseuse". Il a appris à s'épancher auprès de ses proches et à accueillir leurs sentiments et mots d'amour. "Sans la traversée de la maladie, ces confidences n'auraient pas été dites et ces moments n'auraient pas été aussi riches et intenses", savoure-t-il.

Le misainier "Amzer Zo" de Philippe Bail, le 4 mai 2009, à Plougrescant (Côtes-d'Armor). (PHILIPPE BAIL)

Grâce au soutien des siens, le plaisir et la joie de vivre ne l'ont pas quitté. "En discutant, en écoutant Barbara ou Brassens, en regardant un film ou en buvant un bon vin – et tant pis si, sacrilège, c'est maintenant à la paille – je vis ! Je ne me considère pas du tout comme un légume." La lecture et l'écriture ont été d'autres alliées et l'ex-médecin surmené a fait siens les écrits du philosophe Blaise Pascal, pour qui "tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer au repos dans une chambre".

La sédation profonde comme issue de secours

Mariés depuis 47 ans, Philippe Bail et sa femme, Chantal, en conviennent : avoir recours à une euthanasie au début de la maladie les aurait "privés de beaucoup de choses". Mais le têtu Breton n'a jamais renoncé à décider du moment de sa mort. Quand il le souhaitera, il pourra demander l'arrêt de son respirateur artificiel et être plongé dans un ultime coma pour mourir, chez lui, "en quelques heures", sans souffrir de l'asphyxie qui l'attend. Il bénéficiera d'une sédation profonde et continue, maintenue jusqu'au décès, une pratique inscrite dans la loi pour les situations de pronostic vital engagé à court terme. 

"Cette garantie de liberté ultime m'a soulagé de l'angoisse du mourir et m'a permis de me consacrer à ma faim de vivre."

Philippe Bail

à franceinfo

Le malade sent désormais la fin approcher. Voilà des années qu'il prépare ce départ, digne d'"un marathonien qui abandonne au 30e kilomètre, au bout de ses limites, mais heureux de l'effort accompli". Sa femme et ses enfants le soutiennent dans sa démarche. "Nous sommes prêts à le laisser partir", assure Chantal Bail, elle-même médecin retraitée. "Ce sera une perte, une grande tristesse, mais cela aura été une richesse de vivre ensemble ces dernières années."

Ces derniers temps, Philippe Bail voit sa femme "exténuée" par son rôle d'aidante. "Quand elle fond en larmes, je me dis qu'il vaut mieux que je parte rapidement", confie-t-il. Le malade sent aussi ses forces s'envoler. "Il y a une lassitude d'être alité, immobile, face au plafond blanc du salon. J'arrive doucement au bout de la tolérance de vivre. J'ai un peu plus hâte de mourir."

En tournant la tête, le Breton observe son jardin. Il ne sait pas s'il admirera de nouveau des bourgeons, ni s'il verra naître la loi qu'il appelle de ses vœux. "La maladie est une expérience qui peut valoir la peine d'être vécue, conclut-il. Même si je milite pour que notre fin nous appartienne, il ne faut pas se précipiter." Sous les arbres, un petit drapeau des Misainiers du Trégor, ses copains de bateau, flotte au vent. Amzer Zo, disait le canot. Rien ne presse.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.