Réforme du collège : "Il y a un temps pour l'égalitarisme, et un autre pour l'élitisme"
Les enseignants descendent dans la rue, mardi, pour protester contre la réforme du collège. Sociologue spécialiste des questions d'éducation, Marie Duru-Bellat rappelle l'importance d'un socle commun offert à tous les élèves.
Quarante ans après la création du collège unique, l'enseignement secondaire provoque des débats toujours aussi vifs. Depuis plusieurs semaines, la réforme du collège portée par le gouvernement suscite de nombreuses critiques chez les politiques et chez les intellectuels. Mardi 19 mai, c'est au tour des enseignants eux-mêmes de donner de la voix, à l'occasion d'un mouvement de grève national.
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Cette réforme tire-t-elle les élèves vers le bas, comme certains le craignent ? Les options réservées aux bons élèves sont-elles un facteur d'excellence à la française ? Sociologue spécialisée dans les questions d'éducation et professeur à Sciences Po, Marie Duru-Bellat bat en brèche quelques idées reçues. Elle a notamment écrit Les inégalités scolaires à l'école : genèse et mythes (éd. PUF), L'inflation scolaire, les désillusions de la méritocratie (éd. du Seuil) et Le mérite contre la justice (éd. Presses de Sciences Po).
Francetv info : "Notre école est devenue l'une des plus inégalitaires d'Europe", écrit Manuel Valls dans une tribune publiée lundi dans Libération. Le Premier ministre exagère-t-il ?
Marie Duru-Bellat : Manuel Valls se fonde sur les seules données comparatives fiables dont on dispose : les fameuses enquêtes Pisa menées par l'OCDE. Tous les trois ans, dans une soixantaine de pays, celles-ci mesurent la relation statistique entre l'origine sociale de l'enfant et ce qu'il sait faire à 15 ans. Le résultat, c'est que la France est bien l'un des pays développés les plus inégalitaires.
La réforme va notamment supprimer les classes bilangues [deux langues étrangères dès la sixième] et européennes [horaire de langue renforcé à partir de la quatrième], et modifier l'apprentissage du latin et du grec, jugés trop élitistes. Ces changements peuvent-ils contribuer à réduire ces inégalités sociales ?
Quoi qu'on dise, les élèves de classe bilangue sont plutôt issus de milieux favorisés. Pourquoi faire quelque chose de particulier pour 15% ou 16% des élèves, alors que le collège est théoriquement l'endroit d'une scolarité commune à tous ? S'il est bon que tous les élèves du collège apprennent deux langues, il faut le faire pour tout le monde. Or, le budget de l'Education nationale n'est pas extensible. Le ministère a donc choisi une autre option : ouvrir l'apprentissage d'une deuxième langue dès la classe de cinquième, et non plus à partir de la quatrième.
Idem pour les langues anciennes. On trouvera toujours un professeur de latin ou de grec pour trouver des exceptions, mais la majorité des élèves de ces classes viennent, là aussi, de milieux favorisés. Posons-nous la question. Parmi le millier de choses que les élèves devraient apprendre, la priorité est-elle bien là ? Le temps scolaire n'est pas extensible !
Ce qu'on choisit de faire apprendre aux élèves n'est pas figé dans le temps. Pourquoi ne pas le faire plus tard en option ? Cela, ce n'est pas au professeur de latin ou de grec de le dire, c'est au politique.
Dans une tribune publiée dans Le Monde, certains intellectuels, favorables à la réforme, fustigent "l'élitisme conservateur" de leurs adversaires. Mais, après tout, ces classes bilangues ou ces cours de latin ne dérangent personne !
Moi, ça me fait rire quand j'entends cet argument, alors même que les gens n'arrêtent pas de râler sur les impôts qu'ils doivent payer ! Encore une fois, les moyens ne sont pas extensibles, et on en manque actuellement à l'école. Prenez l'exemple de l'académie de Créteil, en Ile-de-France. Là-bas, les enseignants ne sont jamais remplacés, parce qu'on manque de moyens, et parce que, bien sûr, tout le monde se fiche de cette académie !
L'éducation a un coût. Je rappelle d'ailleurs que dans les comparaisons internationales, le lycée français est plus cher que la plupart des équivalents étrangers, parce qu'on a tout un tas d'options.
A l'inverse, certains opposants à la réforme accusent le texte de niveler les élèves par le bas, au nom de l'égalitarisme. Supprimer les classes bilangues, par exemple, revient-il à se tirer une balle dans le pied ?
Non ! Tous les élèves le savent : la catastrophe, ce sont les mauvaises notes, qui tirent la moyenne vers le bas. Si la France a un niveau aussi médiocre dans les enquêtes Pisa, c'est parce qu'elle a beaucoup d'élèves très faibles, qui tirent vraiment la moyenne vers le bas.
Si on arrive à élever leur niveau, la moyenne des petits Français va augmenter. Au stade du collège, c'est cette moyenne qui compte. Les élites seront formées plus tard !
Selon vous, quel discours se cache derrière ces critiques ?
Ceux qui défendent la thèse du nivellement par le bas sont tous d'excellents élèves, et leurs enfants ont bien réussi. Ils se fichent des élèves faibles, eux s'intéressent aux élites. Et puis, ils défendent la sélection par le mérite. Selon eux, si on donne des choses à faire à tout le monde, il n'y aura plus d'efforts, plus de mérite. Or, dans cette conception, le mérite républicain nécessite des efforts.
Je ne suis pas contre cette idée de mérite. Encore faut-il savoir à quel moment de la scolarité ce mérite est mesuré ! Quand un élève de 7 ans a du mal à apprendre à lire parce que son environnement ne l'y encourage pas, il n'est pas question de mérite, mais d'injustice.
Alors que fait-on ?
Aujourd'hui, ce qu'on observe, c'est que l'école ne remet pas les compteurs à zéro. Par conséquent, certains enfants éprouvent des difficultés au sortir de l'élémentaire et au collège. Ce n'est donc pas le moment de leur dire : "Toi, tu es nul, on te met ailleurs" ! Au contraire, il faut aller le plus loin possible, comme un pari, pour que les élèves de ce pays atteignent un niveau globalement acceptable.
Dans ce débat, l'égalitarisme et l'élitisme sont systématiquement mis en opposition. Ces deux concepts sont-ils vraiment incompatibles ?
Les recherches montrent qu'il ne faut pas faire de sélection trop tôt, par souci de justice. Sinon, dans ce cas-là, pourquoi ne pas commencer à la maternelle ? Non... Il faut trouver un équilibre. Cet équilibre, dans la plupart des pays comparables au nôtre, c'est le système de l'école obligatoire, jusqu'à 15 ou 16 ans. La sélection vient ensuite, mais pas avant que l'école n'ait permis de rattraper des handicaps initiaux, qui n'ont aucun lien avec le mérite.
Disons qu'il y a peut-être un temps pour l'égalitarisme, et un autre pour l'élitisme. Prenons le sport. Nous avons d'autant plus de chances olympiques que le vivier est large !
Certains, notamment à droite, estiment qu'il est temps de s'attaquer au collège unique. Cela pourrait-il aider à lutter contre les inégalités à l'école ?
Aucun pays moderne et riche ne réfléchit actuellement à l'opportunité de rogner sur la scolarité commune. Les pays qui ont de bonnes performances comparatives ont une scolarité commune longue. Et ceux qui n'en avaient pas y viennent : la Pologne a supprimé les filières précoces, et sa moyenne Pisa a monté de manière significative.
En Allemagne, le système éducatif envoie une frange importante des jeunes en apprentissage. Ce modèle dual fonctionne bien au niveau de l'insertion, car les patrons jouent le jeu. Mais il est aussi critiqué, car le niveau général des jeunes est trop faible pour qu'ils puissent s'adapter aux évolutions actuelles des métiers. Il faut un certain bagage pour trouver sa place dans la vie. Même si le collège unique n'est pas la panacée, ce n'est sans doute pas le pire des systèmes.
Manuel Valls évoque une "réforme profondément de gauche". S'agit-il d'un texte idéologique ?
Il ne s'agit pas d'une révolution, mais d'aménagements vers un collège moins inégalitaire. Personne n'a de solution miracle, la droite non plus d'ailleurs. Mais, à titre personnel, je suis persuadée que ces efforts vont dans la bonne direction.
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