Pourquoi la future interdiction de l'abaya à l'école pose question sur le plan juridique

Le ministre de l'Education nationale a annoncé que l'on ne pourrait plus porter dans les établissements scolaires ces longues robes traditionnelles couvrant le corps, ouvrant la voie à de potentiels recours juridiques.
Article rédigé par Margaux Duguet
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Le ministre de l'Education nationale, Gabriel Attal, lors de la conférence de presse de rentrée scolaire, le 28 août 2023, à Paris. (BERTRAND GUAY / AFP)

"On ne pourra plus porter d'abaya à l'école." Invité sur le plateau de TF1 dimanche 27 août, Gabriel Attal a annoncé l'interdiction de ces tenues dans les établissements scolaires, assurant vouloir donner des "règles claires au niveau national". Lors de sa conférence de presse de rentrée, lundi, le ministre de l'Education nationale a confirmé l'interdiction de cette robe traditionnelle couvrant le corps, sans pour autant en préciser les modalités. "Faire bloc, c'est être clair : l'abaya n'a pas sa place dans nos écoles", a-t-il martelé. Une annonce qui a aussitôt suscité la colère de plusieurs responsables de gauche. Mathilde Panot, la cheffe de file de La France insoumise (LFI) à l'Assemblée nationale, a ainsi dénoncé "l'obsession" de Gabriel Attal pour "les musulmanes" tandis que la députée écologiste Sandrine Rousseau y voit une volonté de "contrôle social sur le corps des femmes et des jeunes filles".

D'autres parlementaires, à l'instar de la députée LFI Clémentine Autain, considèrent que cette mesure est illégale. L'élue de Seine-Saint-Denis la juge même "anticonstitutionnelle" car "contraire aux principes fondateurs de la laïcité".

Qu'en est-il exactement ? Les spécialistes du droit interrogés par franceinfo ne sont pas d'accord entre eux mais reconnaissent la "complexité" du sujet. "Le droit existant, c'est celui fixé par la loi de 2004 qui interdit aux élèves des établissements publics de manifester leur appartenance religieuse par une tenue ou un signe religieux ostensible. Seuls les signes discrets sont autorisés, ce qui exclut les voiles, les grandes croix ou les kippas", rappelle Nicolas Cadène, ancien rapporteur général de l'Observatoire de la laïcité.

Vêtement religieux ou pas ?

"La question, c'est de savoir si l'abaya est un signe religieux", résume Pierrick Gardien, avocat en droit public. "On est en pleine interrogation en fonction de la qualification juridique qui sera retenue : l'abaya est-elle un vêtement religieux ou pas ?", appuie le constitutionnaliste Jean-Philippe Derosier. La question n'a jamais été tranchée par la justice. "Il n'y a aucune jurisprudence du Conseil d'Etat sur l'abaya", assure Pierrick Gardien. Dans les faits, le personnel éducatif est donc invité à analyser l'intention de l'élève. Cette appréciation au cas par cas était d'ailleurs revendiquée par Pap Ndiaye, le prédécesseur de Gabriel Attal. "Nous n'allons pas publier des catalogues interminables pour préciser les longueurs de robes, de manches, les couleurs...", justifiait l'ancien ministre de l'Education en octobre 2022. L'actuel locataire de la rue de Grenelle s'en démarque en visant une interdiction générale.

Pour l'avocat Arié Alimi, habitué des dossiers de discriminations et de violences policières, cette future interdiction pourrait largement faire l'objet de recours devant la juridiction administrative. "L'abaya, c'est une robe longue qui, selon la déclaration du CFCM [Conseil français du culte musulman], autorité reconnue par l'Etat, n'est pas un vêtement religieux. Ce n'est donc pas un signe religieux, mais culturel. Vous imaginez quelqu'un qui décide de venir avec une coiffe bigoudène en Bretagne à l'école ? Vous allez le lui interdire ? Ni la loi de 1905, ni celle de 2004 ne prohibent une expression culturelle."

L'avocat va même plus loin. "A partir du moment où l'on franchit le seuil de l'interdiction culturelle, on vise un ensemble de personnes en raison de leur appartenance culturelle. C'est une infraction pénale puisque l'on crée une norme discriminatoire, voire raciste."

Pierrick Gardien n'est pas de cet avis. L'avocat rappelle d'abord que le ministre de l'Education est fondé à faire cette annonce, qui passera vraisemblablement par une circulaire. "Gabriel Attal a un pouvoir d'interprétation des textes dans le cadre de son ministère. Après, cela ne veut pas dire que ce sera validé par le juge administratif en premier lieu ou par le juge constitutionnel via une QPC [Question prioritaire de constitutionnalité]."

Ce spécialiste du droit public rappelle qu'un recours contre la future circulaire pourrait être formé par "quelqu'un qui a un intérêt à agir, comme une association ou un syndicat", ou par une élève ayant reçu une sanction disciplinaire pour avoir porté une abaya. Pierrick Gardien penche plutôt pour une validation de cette future interdiction si elle était contestée devant les tribunaux.

"En tant que juriste, je ne vois pas ce qui s'oppose à la constitutionnalité de cette interdiction. La loi de 2004 a laissé une marge d'interprétation, il y a des chances que cette interdiction tienne en cas de contentieux."

Pierrick Gardien, avocat en droit public

à franceinfo

"Etant donné que c'est un vêtement qui se déploie depuis l'interdiction du port de signes religieux pour pallier justement cette interdiction, cela pourrait rentrer dans le cadre légal", appuie également Jean-Philippe Derosier.

Mais, nuance Pierrick Gardien, il va falloir voir "comment la circulaire sera rédigée". "S'il s'agit d'interdire toutes les robes sombres et longues, cela ne passera pas le contentieux. Il faut que ce soit bien circonstancié. Est-ce qu'il y aura des photos en annexes [de la circulaire] ? Est-ce que l'abaya a des particularités sur le plan textile ?" Il est rejoint sur ce point par Nicolas Cadène. "Il faut savoir de quoi on parle : peut-on qualifier très précisément cette robe ? Cela ne pourra pas concerner toute robe couvrante, estime le juriste. Il faudra définir le vêtement de telle sorte qu'il marque une appartenance religieuse et qu'il ne peut pas être porté communément par n'importe qui." Les spécialistes du droit seront donc nombreux à scruter la rédaction de la future interdiction de l'abaya.

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