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Pourquoi les femmes âgées sont les victimes oubliées des violences conjugales

Sous-estimées, excusées par la sénilité ou la maladie, invisibilisées par les statistiques, les violences au sein du couple touchent pourtant de nombreuses séniores.

Article rédigé par franceinfo, Charlotte Causit - Noémie Leclercq
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Les femmes âgées, souvent isolées, cumulent les fragilités qui les exposent aux violences conjugales. (MAXPPP)

Dans la petite commune rurale de Jouet-sur-l'Aubois (Cher), dimanche 8 septembre, Mauricette, 76 ans, est morte sous les coups de son conjoint. Celui-ci, âgé de 82 ans, a frappé sa femme à coups de merlin, un outil semblable à une petite hache. "Selon les premiers éléments de l'enquête, (…) l'homme, présumé innocent, était en crise de démence", précise Le Journal du Centre.

Mauricette est pourtant bien la 103e victime de féminicide recensée par le collectif Feminicides par compagnon ou ex depuis le début de l'année. Quelques jours plus tôt, une femme de 92 ans était elle aussi tuée par son mari. Mais elles n'intègrent pas les 219 000 femmes par an en moyenne victimes de "violences physiques et/ou sexuelles commises par leur ancien ou actuel partenaire intime" relevées par le gouvernement entre 2012 et 2018 : les statistiques établies par l'Insee et l'Observatoire national des violences faites aux femmes ne considèrent que les violences subies par les personnes âgées de 18 à 75 ans.

Des victimes invisibles

De son côté, le collectif Féminicides par conjoint ou ex a recensé 16 meurtres de femmes de plus de 75 ans depuis janvier 2019. Mais impossible d'évaluer l'ampleur des violences conjugales dans cette classe d'âge. En 2011, la Fédération nationale des centres d'information sur les droits des femmes et des familles (FNCIDFF) déplorait auprès de l'AFP que les violences subies par les femmes âgées soient "un sujet évacué des campagnes" de sensibilisation et qu'aucune statistique spécifique n'existe.

Huit ans plus tard, aucune disposition particulière n'a été prise en faveur de la reconnaissance de ces victimes et la France accuse un lourd retard sur la question. Le Québec, référent sur ce sujet, finance actuellement des projets de recherche pour améliorer les connaissances sur cette problématique et développer des modèles d'intervention correspondant aux besoins de ces femmes. 

Les deux dernières décennies ont été marquées par une prise de conscience collective à l'égard de la maltraitance vécue par les personnes âgées.

Lyse Montminy, professeure titulaire à l'Ecole de travail social de Montréal

à franceinfo

Mais "cette prise de conscience s'est faite sans égard pour l'identité de l'agresseur, ce qui a contribué à occulter la problématique de la violence vécue à l'intérieur d'une relation de couple", estime Lyse Montminy, professeure à l'Ecole de travail social de Montréal. En résumé, l'attention portée à la maltraitance envers les personnes âgées s'est faite sans distinction de nature, mettant au placard les violences conjugales dans cette classe d'âge.

Souvent dépendantes et isolées

Or les femmes âgées cumulent les fragilités : elles sont plus pauvres, plus isolées, affaiblies physiquement et psychologiquement. Beaucoup perçoivent le minimum vieillesse et leur âge ne leur permet pas un retour sur le marché de l'emploi. Cette fragilité matérielle crée, dans de nombreux cas, une dépendance au conjoint, gestionnaire du portefeuille du couple et souvent mieux loti que son épouse. 

S'ajoute à cela la fragilité physique et mentale de la fin de vie. La relation aidant-aidé, dans un sens ou dans l'autre, peut être difficile. "Les femmes sont généralement plus jeunes que leur conjtoint, constate Julia*, du collectif Féminicides par compagnon ou ex. Socialement, on s'attend à ce que la femme s'occupe de son conjoint malade." Lorsque l'épouse est en charge de son mari, le féminicide devient "une manière pour lui de dire que sa femme ne vivra pas sans lui", analyse Julia. A l'inverse, quand elle tombe malade avant l'homme, celui-ci peut-être rapidement dépassé par le rôle d'aidant. Et la dépendance aux soins administrés par le conjoint donne à ce dernier d'autant plus de pouvoir pour exercer son emprise.

L'isolement, enfin, est un frein important à la prise en charge des violences conjugales. "L'une des spécificités des femmes âgées victimes, c'est qu'elles sont absentes des réseaux d'aide associatifs, contraintes à l'isolement par le conjoint", appuie Lyse Montminy. C'est d'autant plus vrai pour les femmes vivant en milieu rural. Betty Fournier, présidente de l'association Paroles de femmes, dans le Tarn, constate ces difficultés tous les jours.

En pleine campagne, les femmes âgées ont souvent passé leur vie à aider leurs maris à la ferme, et n'ont pas de revenus propres.

Betty Fournier, de l'association Paroles de Femmes

à franceinfo

"Sans compter sur le fait qu'elles n'ont pas le permis, qu'elles sont loin de tout et n'ont personne à qui parler de ces violences", ajoute Betty Fournier. Elle se souvient par exemple d'un témoignage recueilli par le curé d'un village, seul interlocuteur régulier de certaines femmes.

"Que vont dire les enfants ?"

Difficile dans ce cadre de sortir des schémas violents : la vieillesse constitue "un long tunnel dans lequel toutes les violences subies au cours de la vie s'exacerbent, explique Franck Bénéï, porte-parole de la FNCIDFF. C'est tout simplement la continuité de l'ensemble des violences et des discriminations que connaissent les femmes au cours de leur vie. Elles continuent d'être frappées, sous-considérées et parfois violées." 

Si les manifestations de cette violence sont "plutôt semblables" à celles subies par les femmes plus jeunes, les années "font en sorte que certaines personnes ont appris à vivre avec les situations de violence, déplore Lyse Montminy. Pas parce qu'elles les acceptent, mais parce qu'elles ont développé par elles-mêmes des moyens qui permettent de ne pas quitter leur conjoint." Car dans la plupart des cas, les femmes âgées victimes de violences conjugales ne veulent ou ne peuvent pas quitter leur mari, pour différentes raisons.

"Elles ont une piètre image d'elles-mêmes, elles sont isolées socialement, elles croient que le conjoint va changer, elles ressentent de la honte, elles ont peur de subir des représailles, elles ne veulent pas être stigmatisées par leur famille et leurs amis", analysaient, dès 1982, des chercheurs américains. Ces facteurs, communs à de nombreuses femmes battues, peuvent agir plus fortement encore sur les femmes âgées, dont l'éducation traditionnelle accorde beaucoup d'importance à l'institution du mariage. Les octogénaires d'aujourd'hui se sont mariées il y a cinquante ou soixante ans, dans une société très marquée par le patriarcat et où il était normal que l'homme domine la femme.

Souvent, aussi, la victime se sent coupable, particulièrement si le conjoint violent est malade : qu'en diront les voisins ? Surtout, qu'en diront les enfants ? "La question des enfants est primordiale dans la dénonciation des violences", rapporte Annie Guilberteau, directrice générale de la FNCIDFF. 

Comment expliquer à ses enfants qu'ils ont un père violent, si c'est ce qu'ils ont toujours connu ? Sans leur approbation, c'est encore plus difficile pour les victimes de s'éloigner de leur mari violent.

Annie Guilberteau, directrice générale de la FNCIDFF

à franceinfo

D'autant qu'il n'y a parfois aucun signe avant-coureur. La mère d'Amina*, 72 ans, a été tuée d'une balle dans la tête par son mari en juin. "Il n'y a jamais eu de violences physiques ni de violences psychologiques avant qu'il ne la tue", témoigne la jeune femme. Son beau-père, malgré des "habitudes de vieux garçon", était "un agneau". 

"Un regard erroné" sur les couples âgés

Face à ces particularités, la prise en charge des victimes doit être spécifique. "Au Canada, nous disposons d'un réseau de maisons d'hébergement pour accueillir les femmes âgées victimes de violences conjugales. Certaines de ces maisons sont adaptées pour recevoir, par exemple, des femmes en perte d'autonomie", décrit Lyse Montminy. Le personnel soignant, qui est le plus à même de déceler les violences chez ces populations vieillissantes, est aussi formé pour les repérer. 

Le volet préventif, primordial pour libérer la parole des victimes, doit également être renforcé. Mais surtout, pour lutter contre les violences conjugales, il faut les connaître. Les associations spécialisées le martèlent : il n'y a pas de "profil type" d'auteurs ni de victimes de violences. Pourtant, quand il est question des couples d'aînés, on constate beaucoup de préjugés et de déni. "La société a un regard erroné sur la vie de couple à partir d'un certain âge, souligne Annie Guilberteau. On ne pense le couple que comme reproducteur. Les personnes âgées ne sont plus considérées comme un couple, mais comme une famille." 

Or ce regard biaisé peut empêcher de prendre la mesure du problème. Après le féminicide de Mauricette, dans le Cher, le parquet de Bourges a déclaré que l'auteur des faits semblait "hors des réalités" lorsqu'il a tué sa femme. "Comme l'excuse de l'alcoolisme pour les conjoints violents plus jeunes, la sénilité est invoquée pour les auteurs de violences conjugales âgés, déplore Annie Guilberteau. La société peine à reconnaître qu'il peut y avoir de la violence conjugale au sein des couples âgés, parce qu'on ne considère pas la vieillesse en dehors d'une certaine sérénité."

* Le prénom a été modifié

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