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Délit d'entrave à l'IVG : comment les militants anti-avortement détournent le discours de Simone Veil

Le 26 novembre 1974, la ministre de la Santé défendait la légalisation de l'interruption volontaire de grossesse devant l'Assemblée. Son discours est aujourd'hui repris par des groupes anti-avortement. Mais le sens de son message est-il respecté ?

Article rédigé par Camille Caldini
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Simone Veil, ministre de la Santé, défend la légalisation de l'avortement, à l'Assemblée nationale, le 26 novembre 1974. (AFP)

Le monde à l'envers ? En plein débat sur l'extension du délit d'entrave numérique à l'IVG, jeudi 1er décembre, des militants anti-avortement reprennent à leur compte le discours historique de Simone Veil pour la légalisation de l'interruption volontaire de grossesse, prononcé le 26 novembre 1974 devant l'Assemblée nationale.

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Le groupe "Les Survivants" écrit, par exemple, sur sa page Facebook, que le message de celle qui était alors ministre de la Santé "est finalement bien plus proche des idées que nous défendons que de celles des plannings familiaux et de la mentalité actuelle concernant l'avortement". Franceinfo a analysé comment les militants anti-avortement ont détourné le discours de Simone Veil.

En ayant la mémoire sélective

"Les Survivants" retiennent en particulier un bref extrait du discours de Simone Veil (fichier PDF), qui a duré au total plus de 30 minutes. Devant une Assemblée nationale presque totalement masculine – seulement 9 femmes sur 491 députés – et alors que son propre camp est hostile à la légalisation de l'IVG, la ministre de la Santé de Valéry Giscard d'Estaing déclare, dans son introduction : "Je le dis avec toute ma conviction : l'avortement doit rester l'exception, l'ultime recours pour des situations sans issue. Mais comment le tolérer sans que la société paraisse l'encourager ? Je voudrais vous faire partager une conviction de femme. Je m'excuse de le faire devant cette assemblée presque exclusivement composée d'hommes : aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l'avortement. Il suffit d'écouter les femmes. C'est toujours un drame, cela restera toujours un drame. C'est pourquoi si le projet tient compte de la situation de fait existante, s'il admet la possibilité d'une interruption de grossesse, c'est pour la contrôler, et autant que possible en dissuader la femme." 

Pendant les débats, jeudi, les députés opposés à l'extension du délit d'entrave n'ont retenu qu'une seule petite phrase de cette allocution quadragénaire : "L'avortement doit rester l'exception."

A l'époque, Simone Veil affirme également, dans un entretien télévisé, qu'elle "souhaite que les associations puissent continuer à recevoir les jeunes femmes et à les dissuader". Ce qui fait dire aux militants anti-IVG que la ministre de la Santé de Valéry Giscard d'Estaing serait elle-même "victime du nouveau délit d'entrave numérique à l'avortement" si elle tenait ces propos aujourd'hui.

En prétendant qu'elle serait concernée par le délit d'entrave

Non, certainement pas. La proposition de loi débattue jeudi dans l'Hémicycle vise à étendre le délit d'entrave à l'IVG aux sites internet diffusant de "fausses informations" sur l'avortement. Ce délit d'entrave vise explicitement les cas de tromperie intentionnelle. Créé par une loi de 1993 et déjà étendu en 2001, puis 2014, il sanctionne, pour le moment, le fait d'empêcher ou de tenter d'empêcher une IVG en perturbant l'accès aux établissements ou en exerçant des menaces sur leur personnel ou les femmes concernées.

Or, si Simone Veil estime que l'avortement ne doit être qu'un "ultime recours", elle déclare, dans le même discours, que "la décision ultime ne peut être prise que par la femme", afin qu'elle en assume "l'entière responsabilité", mais que cette responsabilité, "la femme n'exerce pas dans la solitude ou dans l'angoisse". Le projet de loi qu'elle défend, d'ailleurs, entend "éviter d'instituer une procédure qui puisse la détourner d'y avoir recours".

C'est tout le contraire des quelques sites visés par le délit d'entrave. Sous couvert d'informer les femmes sur l'interruption volontaire de grossesse, ces sites, nommés "ivg.net", "Ecoute IVG", "testpositif.com", tentent de dissuader les femmes d'y recourir. Elue des Républicains, Aurore Bergé a testé le numéro téléphonique d'un de ces sites, en assurant être enceinte et vouloir avorter, raconte-t-elle sur Rue89. Pour elle, "ces sites, qui se font passer pour des sites d'informations neutres, relèvent de l'abus de faiblesse et du mensonge".

La ministre des Familles, de l'Enfance et des Droits des femmes, Laurence Rossignol, qui défend l'extension au numérique du délit d'entrave à l'IVG, souhaite donc "obliger ces sites à dire ce qu'ils sont". Elle estime qu'tre hostile à l'IVG est une opinion que chacun peut exprimer comme il veut, autant qu'il veut. Mais tromper les femmes, faire pression sur elles, n'est pas une opinion".

En oubliant que Simone Veil affirme que l'avortement est "un droit"

Invoquer le discours de Simone Veil, ministre féministe qui a défendu l'avortement devant les parlementaires, permet aux militants anti-IVG de "se donner une image progressiste", estime Veronica Noseda, coordinatrice nationale du Planning familial, contactée par franceinfo. "Il s'agit, encore une fois, d'avancer masqué, en manipulant son discours", analyse-t-elle. Pour Bibia Pavard, maîtresse de conférences en histoire à l'Institut français de presse (IFP), à l'université Panthéon-Assas, la méthode a pour but de "profiter de l'image extrêmement positive et de la légitimité de Simone Veil, une des personnalités préférées des Français"

L'historienne juge également "très habile de nier les transformations de ce texte à travers le temps, c'est un véritable retour en arrière".  Quarante-deux ans se sont en effet écoulés depuis son discours, qui défendait un texte provisoire, prévu pour cinq ans "dans l'hypothèse où la loi (...) ne serait plus adaptée à l'évolution démographique ou au progrès médical". Quatre décennies pendant lesquelles l'IVG a été définitivement légalisé (en 1979), puis remboursé par la Sécurité sociale (en 1983), ce qui avait été envisagé à l'origine, mais aurait empêché le texte d'être adopté. L'IVG est finalement devenue un "droit fondamental", le 26 novembre 2014.

Citer Simone Veil pour s'opposer à l'IVG, c'est enfin oublier les conditions dans lesquelles la ministre de la Santé a dû défendre ce texte. "Le contexte est extrêmement difficile, rappelle Bibia Pavard, pour que cette loi passe, il fallait un texte de consensus, extrêmement restrictif". Impossible de déclarer, à l'époque, devant une majorité de députés réticents, voire hostiles, que l'avortement est un "droit"Un mot que Simone Veil employait pourtant, en 2007, dans un entretien au Point.

J'ai porté ce combat et j'y ai apposé ma marque : le choix de faire de l'avortement un droit de la femme, plutôt qu'une possibilité offerte dans certains cas très précis.

Simone Veil, en 2007

dans "Le Point"

"Personne ne sait, aujourd'hui, ce que pense Simone Veil de la législation sur l'IVG", ajoute Veronica Noseda, "ne lui faisons pas dire n'importe quoi".

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