: Tribune Réédition de "Mein Kampf" : "Il faut désacraliser un texte que le régime nazi a érigé en mythe"
Pour Nicolas Patin, maître de conférences en histoire contemporaine à l'université Bordeaux-Montaigne, il est nécessaire de rééditer de façon critique et scientifique l'ouvrage d'Adolf Hitler, publié initialement en 1925 et 1926.
Nicolas Patin est maître de conférences en histoire contemporaine à l'université Bordeaux-Montaigne. Il est spécialiste de l'histoire de l'Allemagne entre 1914 et 1945, du nazisme et de la "solution finale". Il s'exprime ici librement.
Le livre d’Adolf Hitler, Mein Kampf, est de nouveau dans les librairies allemandes, vendredi 8 janvier 2016. Il tombe en effet dans le domaine public, soixante-dix ans après la mort du dictateur. Un institut scientifique de référence en Allemagne, l’Institut d’histoire contemporaine de Munich, a réuni une équipe de plusieurs chercheurs qui travaillent sur cette édition critique depuis des années.
Le résultat parle de lui-même : au volume déjà épais écrit par le chef du parti nazi entre 1924 et 1926, les chercheurs ont ajouté 3 500 notes critiques ; voilà le texte d’Hitler multiplié par plus de deux. La couverture est grise, sobre. Elle indique : Mein Kampf. Une édition critique. Y figurent les noms des historiens qui ont travaillé à ce projet, dont le plus grand spécialiste du livre, Othmar Plöckinger. L’ensemble représente deux volumes, pour 1 948 pages. Le prix est relativement accessible pour un ouvrage d’histoire en Allemagne (59 euros).
Comme ne cessent de le répéter les responsables de ce travail, y compris dans le récent documentaire diffusé par Arte, Mein Kampf, manifeste de la haine, l’objectif est simple, clair, sans équivoque : il faut désacraliser un texte que le régime nazi a érigé en mythe et que son interdiction, après 1945, n’a pas contribué à éclairer, bien au contraire.
Il eut été logique que les débats soient les plus véhéments dans le pays où ce livre a été répandu à 12 millions d’exemplaires entre 1933 et 1945, après avoir connu un nombre de ventes relativement modeste avant la prise du pouvoir nationale-socialiste. Or, depuis l’annonce du projet, les réactions ont été relativement unanimes. D’une part parce que selon la loi, les droits du livre d’Adolf Hitler tombent dans le domaine public en janvier 2016. L’alternative était donc simple : l’interdire définitivement ou le publier le mieux possible, mais ne pas le laisser publier par n’importe quelle maison d’édition. Le Land de Bavière, à qui l’administration américaine avait cédé les droits d’auteur du dictateur après 1945, a pourtant soufflé le chaud et le froid : prenant largement part au financement de l’initiative de l’Institut d’histoire contemporaine de Munich, il a ensuite fait machine arrière, pour des raisons politiques, pour enfin autoriser la publication de cette édition critique, tout en interdisant les autres tentatives.
Réaction unanime des intellectuels allemands
Chez les historiens, comme chez les intellectuels, la réaction est plutôt unanime. Georg Diez, dans l'hebdomadaire allemand Der Spiegel, martèle : "Les livres ne sont pas dangereux. Les hommes sont dangereux. Les livres ne tuent pas des hommes. Les hommes tuent les hommes." Barbara Zehnpfennig, qui a publié une analyse poussée de l’idéologie d’Hitler, défend l’idée qu’après soixante-dix ans d’expérience démocratique, si les autorités ne sont pas capables de faire confiance aux citoyens allemands pour opérer une lecture critique et responsable du livre, alors elle ne comprend pas "pourquoi on les laisserait voter".
Andreas Rosenfelder, dans le quotidien allemand Die Welt, donne l’impression de s’opposer à cette édition critique ; mais c’est parce qu’il explique que les notes de bas de pages, qui font appel à la raison, n’auront pas d’efficacité contre l’autre facette du livre d’Hitler, son caractère de roman d’apprentissage ; en effet, cette autobiographie mensongère pourrait séduire encore, malgré les dénégations scientifiques du contenu théorique de ce qui est, également, un programme politique. Si Josef Schuster, le président du Conseil central des juifs d’Allemagne, a plaidé pour une prolongation de l’interdiction, c’est uniquement envers les éditions non commentées.
En France, un débat qui n’en est pas un ?
Qu’en est-il en France ? On aurait tort de croire que le livre n’y a pas d’importance. Traduit dès 1934 en français, le livre avait déjà créé la polémique, avant tout par son contenu violemment antifrançais, l’idéologie antisémite n’ayant reçu, à l’époque, que peu d’attention. L’éditeur, Fernand Sorlot, a continué à en vendre jusqu’à aujourd’hui, aux Nouvelles éditions latines. Comme en Allemagne, le texte est, par ailleurs, largement accessible sur internet, en quelques clics ; il s’agit d'une version française datée des années 1930 et mal traduite.
Ce sont les éditions Fayard, en la personne d’Anthony Rowley – décédé en 2011 –, qui se sont lancées dans la publication en français, après avoir entamé des discussions avec l’Institut d'histoire contemporaine de Munich. Le premier objectif ? Retraduire le texte, car la traduction de 1934, faites par un groupe de personnes, laisse en tout point à désirer : comme le souligne le nouveau traducteur, Olivier Mannoni, on n’a pas respecté le caractère très spécifique de la prose hitlérienne. D’une certaine manière, Mein Kampf – devenu Mon Combat – a été trop "bien" traduit, dans une langue trop raffinée pour coller à celle d’un Hitler, dont l’allemand est tout simplement mauvais. Tout comme Berlin Alexanderplatz, d’Alfred Döblin, vient d’être retraduit récemment pour coller à la langue si spécifique et gouailleuse de son auteur, il fallait retraduire Mein Kampf pour rendre fidèlement cet allemand si particulier, estime Olivier Mannoni. Mais il faut également le retraduire avec les connaissances historiques d’aujourd’hui. Car le texte de 1934 est truffé d’imprécisions, n’hésitant pas par exemple à traduire le terme de "weltanschauung" ("conception du monde") par "philosophie", alors qu’Hitler répétait à longueur de discours que le parti nazi n’était pas une philosophie.
Une publication papier pour démystifier
Le travail du traducteur, amorcé il y a maintenant plus de deux ans, était presque terminé quand s’est déclenchée une polémique finalement très tardive. Il y avait déjà eu, en 2012, des débats quand Fayard avait annoncé son projet, mais rien de comparable à ceux d’octobre 2015, qui ont suivi la prise de position de Jean-Luc Mélenchon, sur Twitter, dénonçant la publication par Fayard. Passées les quelques réactions à l’emporte-pièce, le constat est clair : une grande majorité des historiens et des intellectuels s’est prononcée pour une publication scientifique de Mein Kampf. Il existe des voix discordantes, notamment d’historiens qui refusent qu’un éditeur commercial se charge de la publication, lui préférant un éditeur scientifique. Mais les éditions Fayard n'ont pas fermé la porte à un partenariat avec un éditeur scientifique. De même pour la question des profits : on a pu critiquer l’idée de faire de l’argent en publiant le livre. Mais il n’en a jamais été question chez Fayard, les bénéfices devant être reversés à une organisation.
Reste la proposition d’un collectif d’historiens de publier le livre, mais en ligne, pour éviter la fétichisation de l’objet. Cette objection reste crédible, mais d’une part, elle exclut de la lecture tous ceux qui ne souhaitent pas lire un ouvrage de 750 pages sur un écran et elle contribue, une fois de plus, à faire de Mein Kampf un livre qui nécessiterait un traitement particulier, alors que l’objectif d’une publication papier, critique et scientifique, est justement de le démystifier.
Reste que le débat français arrive trop tôt : sur l’édition en elle-même, de nombreuses questions restent à trancher, notamment l’épineuse question du travail sur l’édition critique allemande, car pour l’instant, l’Institut d’histoire contemporaine de Munich n'a pas encore décidé des modalités relatives aux éditions étrangères : devront-elles être intégrales ou bien pourront-elles être adaptées en fonction des publics nationaux ? Le public français n’est pas le public allemand, et s’il n’a peut-être pas besoin de l’intégralité des notes de l’édition allemande, il a certainement besoin de notes additionnelles, adaptées au contexte français, qu'une équipe d'historiens pourra réaliser. Toutes ces questions ne trouveront une réponse qu’une fois l’édition allemande diffusée et lue. Il sera alors temps de tirer le bilan de l’expérience et d’ajuster les modalités de la réelle transmission de ce texte en France pour, enfin, le désacraliser.
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