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"Le cinquième pouvoir", le film qui énerve Assange

DECRYPTAGE | "Le cinquième pouvoir" sort ce mercredi sur les écrans français. Le film retrace l'épopée du site WikiLeaks, lancé en 2006 par Julian Assange, et devenu célèbre en 2010 avec la divulgation de documents sur des abus commis par l'armée américaine en Irak. Mais ce film se base sur un livre écrit par Daniel Domscheit-Berg, ancien de WikiLeaks dorénavant en conflit avec eux. Et pour les défenseurs de Julian Assange, l'histoire est truffée d'erreurs.
Article rédigé par Clara Beaudoux
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Franceinfo (Franceinfo)

Héros pour les uns, traître pour les autres, le thriller américain Le cinquième pouvoir ,
qui sort au cinéma mercredi, dépeint l'épopée de Julian Assange, fondateur
de WikiLeaks, toujours réfugié à l'ambassadeur d'Equateur à Londres pour éviter
une extradition. Comment est né le site à l'origine de la publication sur Internet de centaines de milliers de
documents classifiés ? Comment a-t-il réussi à
révéler "bien plus de secrets que tous
les plus grands médias officiels
  réunis ?" ,  interroge le pitch du film fourni par la
production. 

Sous la forme d'un thriller haletant, qui nous emmène aux quatre
coins du globe, le scénario se penche sur la période 2007-2010 : de la création
de WikiLeaks par Julian Assange à la divulgation des informations qui l'ont
rendu célèbre.

En 2010 en effet, le grand public découvre l'existence de
WikiLeaks avec la publication de centaines de milliers de documents classifiés
de l'armée américaine concernant la guerre en Irak, puis en Afghanistan. Une vidéo
de soldats américains tirant sur des civils à Bagdad fait alors le tour du web. Des documents fournis par le soldat Bradley (devenu depuis Chelsea) Manning qui sera ensuite arrêté et condamné à 35 ans de prison.

►►► CHRONOLOGIE |   Les révélations de WikiLeaks

Autant
d'éléments factuels que l'on retrouve dans le film du réalisateur américain Bill Condon,
l'histoire s'arrêtant à l'issue des divulgations de 2010. Afin d'écrire le
scénario, les auteurs se sont basés sur deux livres : Inside WikiLeaks : dans
les coulisses du site Internet le plus dangereux du mond
e, de Daniel
Domscheit-Berg, et Julian Assange et
la face cachée de WikiLeaks, la fin du secret
, de David Leigh et Luke
Harding, deux journalistes anglais.

Mais, en basant le film
sur la version des faits de Daniel Domscheit-Berg, les réalisateurs se sont attirés les foudres de Julian Assange et de ses collaborateurs actuels. Celui-ci est en conflit "personnel et juridique" avec l'organisation, depuis son départ en 2010, pointe en effet WikiLeaks, qui dénonce aussi les
"inventions", les "erreurs factuelles", les "sources
biaisées" du film. WikiLeaks a même publié sur son site
Internet sa propre version modifiée du scénario de Bill Condon. WikiLeaks a également diffusé son propre documentaire sur l'organisation, Mediastan , au moment où Le cinquième pouvoir envahissait les écrans américains, avec un succès d'ailleurs somme toute mitigé.

WikiLeaks démonte le film

Une
grand partie de l'intrigue du film se joue sur la relation entre Julian Assange
et Daniel Domscheit-Berg. Dans le film, Daniel s'engage auprès de Julian et
tout deux semblent construire ensemble le site, animés par leur envie de transparence et avec la volonté de changer le monde. Mais peu à peu leur relation se
dégrade, jusqu'à un clivage destructeur sur la protection des
sources dans les informations divulguées en 2010.

Or, explique WikiLeaks, qui démonte point par point le film sur son site, Daniel
Domscheit-Berg n'a travaillé à plein temps pour WikiLeaks que dans l'année

  1. "Il a vu pour la dernière fois Julian Assange en Islande en
    février 2010 et n'a plus été significativement impliqué dans WikiLeaks depuis cette date
    ",
    indique l'organisation, et n'était donc plus présent lors de la divulgation des informations sur l'Irak, comme l'indique le film. WikiLeaks semble grandement minimiser l'importance du personnage de Daniel dans la réalité.

Sauf que ce n'est pas vraiment la version du scénariste : "Les rumeurs selon lesquelles Daniel Domscheit-Berg n'a jamais été proche de Julian Assange sont contredites par les faits. J'ai passé quatre jours avec Daniel à Berlin, je lui ai présenté le projet et je l'ai interrogé sur divers points précis. Il est clair qu'il a joué un rôle majeur dans le déroulement des évènements ", indique Josh Singer. Il cite également une relation à la "Batman et Robin " entre les deux hommes, décrite par une députée islandaise. Daniel Domscheit-Berg lui-même indique être arrivé "au début de l'histoire " dans cette interview datée de 2011.

Grand point de l'intrigue : Assange se teint-il les cheveux ?

Autre point de controverse qui apparaît dans le film : la
question de savoir si la divulgation des informations par WikiLeaks a pu mettre
en danger certains informateurs ou contacts de l'administration américaine. "WikiLeaks dément que ses révélations aient été nuisibles pour 2.000
informateurs américains
". "Même le gouvernement US ne peut pas prouver que
WikiLeaks a mis en danger une seule personne
", explique le site. 

Il y a aussi, plus anecdotique, la question de la chevelure blonde platine de Julian Assange. [Alerte "spoiler" : la suite de ce texte pourrait vous divulguer la clé de l'intrigue capillaire du film]. Alors que la question revient à plusieurs reprises dans Le Cinquième pouvoir , et que la fin révèle que le leader charismatique se teint les cheveux, le site de WikiLeaks est clair : "Assange ne se teint, ni ne se décolore pas les cheveux ".

WikiLeaks décrit "comme une espèce de secte dont il serait le gourou"

Jamais associé au film, le seul contact de Julian Assange avec l'équipe a été un échange de courriels avec Benedict Cumberbatch, qui joue son personnage à l'écran, échange mis en ligne sur le site de WikiLeaks. Contacté par l'acteur avant le tournage, Julian Assange a alors tenté de le dissuader de participer au film, basé sur un "livre mensonger ",selon lui, "qui souhaite se venger de moi et de mon organisation ".

Dans ce film, WikiLeaks est décrit "comme une espèce de secte dont il serait le gourou, dictatorial, égotique, qui ne prendrait pas soin de la valeur des vies humaines ", ajoute Jérémie Zimmermann, co-fondateur de la Quadrature du Net, association de défense des libertés fondamentales sur Internet. "Mais heureusement ce n'est pas comme ça qu'il est perçu dans une bonne partie du monde, mais comme le héros qu'il est réellement ", ajoute ce proche de Julian Assange. Alors, gourou égotique ou héros de la transparence ? Le film aura au moins le mérite de poser la question.

Pas un "documentaire" selon le réalisateur 

Si pour les défenseurs de Julian Assange, ce film raconte donc la version d'un "Domscheit-Berg viré ", le réalisateur et le scénariste se défendent. "Nous avons fait des choix pour condenser les évènements et rendre les personnages et l'histoire plus cohérents. En ce sens, le film comprend des éléments de fiction, mais l'idée était de rester fidèle à la réalité concernant les thèmes plus généraux qui sont abordés ", explique le scénariste Josh Singer. 

Mais finalement, toutes ces inexactitues
sont-elles si graves ? Le réalisateur lui-même explique qu'il s'agit "de l'expression d'un point de vue sur ces évènements
controversés
". Le
film "n'est pas un documentaire, cela n'a jamais été son but. Nous tenions
à faire quelque chose de différent, à évoquer les questions plus fondamentales
soulevées par l'affaire, et ce dans le cadre d'un film émouvant sur l'un des
personnages les plus fascinants de notre époque
", ajoute Bill Condon.

Sauf que, pour WikiLeaks et ses partisans, de
telles erreurs de scénario sont graves de sens. Et ce que WikiLeaks veut dénoncer derrière ce thriller produit par Dreamworks,
c'est aussi l'inquiétante partie de la production d'Hollywood "au service
des messages ou des mensonges
" de l'Etat américain, explique Jérémie
Zimmermann, proche de Julian Assange.  

"La puissance de la machine hollywodienne qui à coups de beaux acteurs connus, d'effets spéciaux, de marketing, va propager des mensonges"

"C'est évidemment un intérêt politique qui est servi ici : celui des Etats-Unis qui depuis les diffusions de documents de WikiLeaks
n'ont de cesse de tenter de dépeindre Assange comme une espèce de salaud, pour
mieux pouvoir l'arrêter et l'impliquer d'une conspiration de terrorisme ou d'espionnage
", poursuit le co-fondateur de la Quadrature du Net.

"Ce qui m'impressionne c'est la puissance de la machine hollywodienne qui, à coups de beaux acteurs connus, d'effets spéciaux, de marketing, va propager
des mensonges, instiller le doute, et au bout du compte décourager les gens qui
pourraient voir le film. Alors que le message de WikiLeaks est au contraire un message d'encouragement des individus : vous
pouvez faire quelque chose, vous pouvez changer le monde
", conclut-il, citant la devise de Julian Assange, pour le moins cinématographique et répétée à l'envie dans le film : "Co urage is contagious".

►►► ENQUETE | Comment WikiLeaks a changé la donne ?

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