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Coronavirus : le nombre de salariés au chômage partiel est-il surestimé, comme l'affirme le patron du Medef ?

Quelque 13,3 millions de travailleurs concernés par le chômage partiel : ce chiffre, très médiatisé, correspond en réalité aux demandes faites par les entreprises. Le nombre de salariés placés effectivement dans cette situation n'est pas forcément le même.

Article rédigé par Benoît Zagdoun
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Une boutique fermée à Cahors (Lot), pendant l'épidémie de coronavirus, le 1er avril 2020. (GARO / PHANIE/ AFP)

Combien de salariés français sont réellement au chômage partiel, à cause de l'épidémie de coronavirus ? Leur nombre a explosé avec le début confinement mi-mars. Depuis, il n'a cessé d'augmenter, même si cette hausse s'est ralentie depuis début mai. D'après le dernier décompte de la Dares, le service statistique du ministère du Travail, publié le 10 juin, près de 13,3 millions de salariés sont concernés par ce dispositif.

Mais selon le président du Mouvement des entreprises de France (Medef), interrogé dans "Le Grand Jury" de RTL, Le Figaro et LCI, ce chiffre colossal, en constante augmentation et régulièrement relayé par les membres du gouvernement, "n'est pas exact". Pour Geoffroy Roux de Bézieux,  le vrai nombre tournerait plutôt "autour de 5-6 millions", soit plus de deux fois moins. Le patron des patrons dit-il vrai ou "fake" ?

Un chiffre qui correspond au "cumul" des demandes

Comme l'explique Geoffroy Roux de Bézieux, ce chiffre, souvent présenté comme celui des salariés au chômage partiel, correspond en réalité au "cumul" du nombre total d'employés pour lesquels des entreprises ont demandé à bénéficier du chômage partiel. La nuance est donc de taille.

Au 8 juin, 1 386 000 entreprises avaient déposé une demande de chômage partiel pour quelque 13 300 000 salariés au total. Depuis le 1er mars, les deux courbes suivent d'ailleurs la même évolution.

"Il faut bien faire la distinction entre l'ouverture des droits et leur consommation, avertit Eric Heyer, directeur du département analyse et prévision de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). On a ouvert des droits au chômage partiel pour un peu plus de 13 millions de salariés, mais il n'est pas dit que les entreprises utilisent l'intégralité de ces droits." La Dares le note également dans un "avertissement" : "Lors du dépôt de la demande d'autorisation préalable d'activité partielle, chaque établissement indique un nombre prévisionnel de salariés concernés [mais] ce dernier peut s'avérer in fine supérieur au nombre de salariés effectivement placés en activité partielle."

Toutes les demandes ne se soldent pas par du chômage partiel

Ainsi, les entreprises font généralement des demandes très larges, mais n'utilisent pas forcément tout. Seules les demandes d'indemnisation déposées ensuite pour obtenir le remboursement des salaires versés permettent de déterminer le nombre de salariés effectivement placés en activité partielle. Le président du Medef l'a lui-même reconnu au micro du "Grand Jury". Les entreprises "ont demandé 'le maximum'" auquel elles pouvaient prétendre, mais "au fur et à mesure de la reprise de l'activité, elles ont mis au chômage partiel beaucoup moins de monde".

Dans une évaluation de l'impact économique de la pandémie (PDF) datée du 6 mai, l'OFCE estimait que 6,6 millions de salariés devaient se trouver au chômage partiel le 11 mai. A cette date, les demandes de chômage partiel concernaient 12 452 909 salariés, d'après la Dares. Le rapport était donc très proche d'un sur deux, conforme à l'estimation du président du Medef.

Une situation habituelle en temps de crise

"Le phénomène est par ailleurs classique, observe Philippe Askenazy, chercheur en économie au Centre Maurice Halbwachs du CNRS et de l'ENS. Les demandes dites 'autorisées' dépassent toujours largement les indemnisations finales dites 'consommées'." "C'est ce qu'on a pu voir dans les crises passées, notamment celle de 2008, confirme Eric Heyer. Les entreprises ont plutôt utilisé 50% de ces droits." 

En 2009, les demandes 'consommées' n'ont in fine représenté qu'un tiers des demandes 'autorisées'.

Philippe Askenazy, chercheur au Centre Maurice Halbwachs

à franceinfo

Eric Heyer invite toutefois à la prudence : "Cette crise est très particulière et il se pourrait que les entreprises utilisent un peu plus ces droits." Les dernières estimations de la Dares (PDF) tendent à lui donner raison. Le nombre de salariés au chômage partiel est estimé à 7,2 millions en mars, 8,7 millions en avril et 7,8 millions en mai.

Afin d'estimer le nombre de salariés effectivement placés en activité partielle, la Dares a eu recours à deux sources d'informations complémentaires. D'une part, une enquête "qui permet d'estimer le non-recours effectif à l'activité partielle pour les entreprises qui avaient pourtant déposé une demande d'autorisation". Et "d'autre part, une consultation spécifique réalisée auprès de 1 000 déclarants qui n'ont pas encore réalisé de demande d'indemnisation pour avril".

Un mode de calcul qui déforme la réalité

En plus du raccourci trompeur qui conduit certains à parler de 13,3 millions de salariés au chômage partiel, le président du Medef formule une autre critique : "Le chômage partiel [n'est] pas compté en équivalent temps plein". "Si vous demandez une matinée de chômage partiel par mois, ça compte pour un", indique Geoffroy Roux de Bézieux. Ce dernier voudrait donc que soit seulement pris en compte le nombre d'heures de travail qui ne sont plus effectuées par les employés, quelle que soit leur situation.

Pour calculer ce cumul, "la Dares va comptabiliser exactement de la même manière le fait que le salarié soit en activité partielle complètement ou partiellement", confirme Eric Heyer. Or une entreprise peut très bien décider de mettre au chômage partiel ses salariés pendant 80% de leur temps de travail et leur demander de venir travailler durant les 20% restants, relève l'économiste. De même, un employeur peut choisir de mettre au chômage partiel ses salariés à temps partiel, mais pas ceux à temps complet.

Trois millions en équivalent temps plein

"Mettre en activité partielle quelqu'un qui ne vient que deux jours par semaine dans une entreprise, ce n'est pas la même chose que pour quelqu'un qui venait tous les jours", relève Eric Heyer. Modifier le mode de calcul aurait une conséquence non négligeable, pointe l'économiste : "Plus vous allez raisonner en équivalent temps plein, plus les chiffres du chômage partiel vont baisser." 

Dans sa dernière synthèse en date, la Dares a fait le calcul de ce que le chômage partiel représentait en équivalent temps plein : 2,2 millions en mars, 5,5 millions en avril et 3 millions en mai. La durée moyenne du chômage partiel par salarié était de 2,8 semaines en avril et 1,7 semaines en mai. 

Les données demeurent toutefois provisoires. Les entreprises disposent en effet d'un délai d'un an pour déposer leur demande d'indemnisation des heures chômées. En général, remarque Eric Heyer, les petites structures, plus fragiles économiquement, demandent à bénéficier de ce dispositif très vite. Les plus grandes, aux reins plus solides, le font un peu plus tard.

Cependant, toutes les requêtes sont formulées dans un délai allant de trois à six mois. "Il faudra donc quelques mois pour avoir des données fiables pour la crise actuelle", tempère Philippe Askenazy. En attendant, juge l'expert, "le Medef a probablement raison".

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