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Grand entretien Covid-19 : troisième vague, mortalité, erreur de pronostic… Le modélisateur qui oriente le gouvernement détaille le dessous de ses calculs

Article rédigé par Mathieu Lehot-Couette
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
Simon Cauchemez, directeur de l’unité "modélisations mathématiques des maladies infectieuses" à l’Institut Pasteur. (FRANÇOIS GARDY / INSTITUT PASTEUR)

Simon Cauchemez, épidémiologiste à l'Institut Pasteur, est chargé d'analyser comment l'épidémie pourrait évoluer dans les prochains mois.

Ce sont ses calculs qui orientent les choix du gouvernement face au Covid-19. Simon Cauchemez, directeur de l'unité "modélisations mathématiques des maladies infectieuses" à l'Institut Pasteur, est le "monsieur projections" du Conseil scientifique. Les travaux de cet épidémiologiste, ingénieur de formation, guident les autorités dans les politiques mises en œuvre.

C'est notamment à partir de ses modélisations que le président Emmanuel Macron avait annoncé le chiffre de 9 000 patients en réanimation à la mi-novembre "quoi que nous fassions", lors de son allocution du 28 octobre. Des chiffres qui ont été contredits par la suite. Au plus fort de la crise, en novembre, les patients Covid-19 en réanimation étaient près de 5 000.

Depuis les incertitudes des premiers mois, liées au manque de recul sur un phénomène inédit, jusqu'aux dernières projections, le chercheur détaille les dessous de ses calculs et en explique les limites. Il prévient également que la sortie de crise n'est probablement pas pour demain. Seulement 10% des Français auraient été infectés à ce jour.

Franceinfo : Quelles sont les données que vous étudiez pour suivre l'évolution du Covid-19 ?

Simon Cauchemez : Pour les projections à court terme, nous travaillons sur les données d'hospitalisation parce que ce sont les indicateurs les plus stables. En revanche, pour nos travaux de recherche, nous regardons toute une série de données : les taux d'incidence par âge et les hospitalisations par âge pour voir comment le virus circule et évaluer l'impact de stratégies ciblant certains groupes d'âge. Nous allons aussi analyser des séquences génétiques virales pour étudier des phénomènes comme la surdispersion : le fait que 80% des contaminations sont faites par 20% des cas. Mais aussi des données qui décrivent la transmission dans des contextes spécifiques, comme les ménages, ainsi que des données sur les changements de comportement en fonction des mesures de contrôle.

Ces informations sont-elles suffisantes ?

Tout cela est finalement très frais. Dans les premiers mois, les données restaient très limitées et nous devions donc travailler dans un contexte de grande incertitude. Aujourd'hui, nous commençons à avoir plus de recul.

Dans quelle mesure manquiez-vous de recul ?

En général, au démarrage d'une épidémie, les données sont très limitées et de mauvaise qualité. Il y a beaucoup de biais potentiels. Par exemple, au début, nous n'allons voir que les cas les plus graves avec un risque de surestimer la mortalité. C'est ce qui s'était passé avec le virus H1N1 en 2009. Les premières remontées du Mexique donnaient une mortalité de 0,5 à 1% alors qu'en réalité, c'était du 2 pour 10 000. Pour le Covid-19, en revanche, les estimations de la mortalité n'ont finalement pas trop bougé et ont rapidement convergé aux environs de 0,5-1%.

Ces données vous permettent donc de prédire l'avenir ?

Nous arrivons à faire des prédictions avec des épidémies comme celle de la grippe saisonnière. Nous avons à notre disposition plus de quarante années de surveillance sur cette maladie, qui nourrissent nos modèles mathématiques et peuvent être utilisées pour prévoir quand aura lieu le pic de l'épidémie chaque année. Mais ce travail de prédiction n'est pas possible pour le Sars-CoV-2.

Pourquoi ce travail est-il impossible pour ce coronavirus ?

Nous sommes face à un phénomène inédit. Lorsque l'épidémie de Covid-19 repart de façon importante, des mesures de contrôle sans précédent peuvent être mises en place. Et même sans ces mesures, la population peut changer son comportement d'elle-même. Tout cela rend l'épidémie très difficilement prévisible.

Vous publiez pourtant des projections sur la manière dont l'épidémie peut évoluer…

Nous ne sommes pas en mesure de prédire ce qui va se passer. Tout ce que nous pouvons faire, c'est projeter des scénarios. Toute la difficulté de la communication autour de ces projections, c'est que nous disons : "Voilà où nous en serons si rien ne change." Mais attention ! Ce scénario peut évoluer si nous changeons nos comportements.

"Tout le monde voudrait un peu de certitude. Or, dans le contexte actuel, malheureusement, nous n'avons pas beaucoup de certitudes."

Simon Cauchemez

franceinfo

Quelles sont les principales difficultés auxquelles vous faites face ?

Ce qui se passe à l'hôpital complique encore davantage notre travail. Par exemple, la probabilité qu'un malade du coronavirus passe en réanimation a évolué à mesure que l'épidémie a progressé. Tout cela crée beaucoup d'incertitudes, cela fait que nous pouvons nous tromper. Et nous nous sommes trompés.

Comme sur le pic des 9 000 patients en réanimation annoncé pour mi-novembre et qui ne s'est pas produit ?

En l'occurrence, non. Cette projection n'était pas une erreur. Ce chiffre des 9 000 patients en réanimation à la mi-novembre avait été calculé dans le courant du mois d'octobre, quand l'épidémie croissait de façon très rapide. Il s'agissait du scénario où les mesures de couvre-feu n'auraient pas d'impact et sans confinement. Le fait est que le couvre-feu a été suivi d'un ralentissement et que le confinement est venu l'accentuer. Il n'est pas certain d'ailleurs que le ralentissement observé pendant le couvre-feu soit uniquement dû au couvre-feu. Les vacances scolaires ont aussi pu avoir un impact. Nous avions calculé d'autres scénarios dans lesquels les mesures sanitaires faisaient effet. Et nous arrivions alors à 5 000 patients en réanimation au mois de novembre. Ce qui s'est vérifié.

Alors pourquoi est-ce le chiffre de 9 000 qui avait été repris, dans les médias, mais aussi par le président de la République lors de son allocution ?

Nous n'avons pas de contrôle là-dessus. Les données que nous communiquons sont compliquées. Nous devons réfléchir à un meilleur accompagnement autour de ces chiffres.

Alors où vous êtes-vous trompés ?

Nous avons mal apprécié le ralentissement de l'épidémie qui s'est produit à la fin du mois de septembre. Initialement, nous réalisions des projections en calibrant nos modèles sur une période assez longue, de trois semaines ou un mois, pour capter une tendance de long terme. Mais cela fait que nous avons mis du temps à détecter un ralentissement de l'épidémie fin septembre. Depuis, nous avons mis en place des stratégies d'analyse pour pouvoir rapidement détecter ces changements lorsqu'ils surviennent.

Savez-vous pourquoi l'épidémie s'est ralentie en septembre ?

C'est l'un de nos sujets de discussion entre épidémiologistes. La reprise d'octobre, parce qu'elle se constate dans plusieurs pays européens, peut être en partie l'effet du refroidissement des températures. Mais le plateau du mois de septembre reste un mystère.

La projection à 400 000 morts, si aucune mesure de contrôle n'avait été prise, est régulièrement critiquée. Que répondez-vous à ceux qui contestent ce chiffre ?

A la suite du premier confinement, nous avons eu 30 000 morts pour à peu près 5% de la population infectée. Aujourd'hui, nous sommes à 50 000 morts avec, sans doute, autour de 10% de la population infectée. Avoir autant de victimes, en dépit de tous les efforts mis en œuvre, montre que le virus peut faire beaucoup de dégâts. Dans ces conditions, je ne vois pas comment les projections à plusieurs centaines de milliers de morts peuvent encore être contestées. Il suffit d'appliquer une règle de trois.

Les plus sceptiques critiquent justement ce raisonnement par la règle de trois, qu'ils jugent trop simpliste.

En utilisant des modèles bien plus complexes qui prennent en compte les dynamiques de transmission entre groupes d'âge et le gradient de sévérité avec l'âge, nous arrivons aux mêmes ordres de grandeur. Quoi qu'il en soit, avec l'arrivée du vaccin, la stratégie de l'immunité collective, qui consiste à laisser le virus se diffuser dans la population, n'est plus défendable, dans la mesure où la vaccination devrait permettre d'atteindre cet objectif tout en évitant un grand nombre de morts.

Avec la diffusion des données de suivi du Covid-19 en libre accès sur Internet, certains internautes se prêtent eux-mêmes au jeu de l'analyse de l'épidémie. Que pensez-vous de ces initiatives ?

Je vois beaucoup de bonnes choses faites avec les données en libre accès. Il peut y avoir des erreurs d'interprétation, mais globalement, c'est intéressant. Il nous arrive d'ailleurs de reprendre des visualisations publiées sur les réseaux sociaux pour les ajouter aux avis du Conseil scientifique.

Peut-on espérer une sortie de crise dans les prochains mois ?

La mécanique de l'épidémie est assez simple. Tant qu'il n'y aura pas un niveau d'immunité suffisant, le virus continuera à circuler. Nous pensons qu'il s'arrêtera avec 50 à 70% de la population immunisée. Mais nous en sommes encore très loin. Les vaccins nous donnent un véritable espoir. Et les premiers résultats sont très encourageants.

Une troisième vague est donc encore possible ?

Une question importante est de déterminer comment tenir jusqu'à ce que suffisamment de personnes soient vaccinées. Nous n'allons pas avoir assez de doses dès le mois de janvier pour l'ensemble de la population. Il va donc falloir continuer à mettre en œuvre des mesures pour limiter la circulation du virus pendant une partie de l'année 2021.

"Il peut y avoir une troisième vague, si nous ne réussissons pas à bien contrôler la sortie du confinement."

Simon Cauchemez

franceinfo

Vous siégez au Conseil scientifique qui conseille le gouvernement et le président. Comment travaillez-vous avec l'exécutif ?

Pendant toute la période du premier confinement, nous avions des réunions journalières de deux heures, même les week-ends. Aujourd'hui, nous sommes sur un rythme de trois réunions par semaine.

Quels sont vos échanges avec l'exécutif ?

Le Conseil scientifique parle assez régulièrement avec le gouvernement. Nos projections sont transmises à Santé publique France et au ministère de la Santé.

Etes-vous en contact direct avec Emmanuel Macron ?

Non, pas moi directement. L'exécutif échange en revanche avec Jean-François Delfraissy [le président du Conseil scientifique].

La crédibilité du discours scientifique semble avoir été entamée par la crise du coronavirus. Qu'en pensez-vous ?

C'est clairement une inquiétude. Pendant cette crise, beaucoup d'experts sont intervenus sur les plateaux de télévision pour dire des choses très contradictoires.

Le Conseil scientifique n'a pas été épargné.

Beaucoup de gens se sont plaints que nous étions trop alarmistes. Mais il suffit de regarder où nous en sommes aujourd'hui : un deuxième confinement. Que répondre de plus à ces critiques ? Nous avions annoncé dès le début de l'été le risque d'une forte reprise à la rentrée. Et nous avions appelé à rester très vigilants.

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