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Chantage à l'emploi ou manière d'éviter les licenciements ? Quatre questions sur les baisses de salaires pendant la crise

Ryanair a exigé que la rémunération des hôtesses et stewards soit réduite de 10% et celle des pilotes de 20% pour une durée de cinq ans. Sans quoi, la compagnie low cost menace de licencier 50 personnes en France.

Article rédigé par Benoît Jourdain
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Illustration d'un salarié à qui on propose une baisse de rémunération en raison de la crise économique liée au coronavirus. (FRANCEINFO / PIERRE-ALBERT JOSSERAND)

Après les conséquences sanitaires du coronavirus, voici les conséquences sur les salaires. En raison de l'épidémie et des effets du confinement pour l'économie, les entreprises pourraient bien rogner sur les fiches de paie de leurs salariés dans les mois à venir. Alors que le déficit public va se creuser à 11,4% du PIB cette année, selon le chiffre avancé par le ministre des Comptes publics Gérald Darmanin, cette pratique est une des solutions envisagées par certaines sociétés pour éviter la faillite. Franceinfo revient en quatre questions sur cette diminution des rémunérations qui fait débat.

1Dans quel cadre juridique cela s'applique-t-il ?

"On ne peut pas diminuer la rémunération du salarié sans son accord", prévient d'emblée l'avocat Eric Rocheblave, spécialiste en droit du travail. Mais l'employeur dispose de deux leviers juridiques pour parvenir à ses fins et imposer cette baisse au salarié. Le premier est adossé à un dispositif mis en place en 2017, au début du quinquennat d'Emmanuel Macron. Le président crée à l'époque les ordonnances Travail dont font partie les Accords de performance collective (APC). Ces accords sont "négociés avec les syndicats et permettent d'imposer des modifications des éléments du contrat de travail", explique Olivier Philippot, avocat en droit social. Précision utile, ces accords ne doivent pas "nécessairement se justifier par des difficultés économiques", même s'ils permettent généralement de maintenir l'emploi à moindre coup, en cas de coup dur. L'employeur peut donc demander un effort à ses salariés, en s'engageant à ne pas licencier pendant un laps de temps limité à cinq ans.

Avec ce dispositif, votre entreprise peut donc "aménager" le temps de travail (suppression de RTT, amplitude horaire plus importante, heures supplémentaires avec une majoration moins attractive…), modifier l'organisation du travail (changement de poste, de site...) et surtout "aménager" la rémunération "dans le respect des salaires minima hiérarchiques", comme le stipule l'article L2254-2 du Code du travail. "L'entreprise peut négocier tout et n'importe quoi", résume Eric Rocheblave. Selon la ministre du Travail Muriel Pénicaud, interogée sur BFM Business, "plus de 350" accords de performance collective ont été signés dans l'Hexagone.

Sans passer par les "APC", les entreprises ont une autre option pour faire baisser la rémunération de leurs salariés, afin de sauver leur trésorerie. "Dans le cas d'une procédure de licenciement économique, on peut proposer une modification du salaire directement à l'employé en vue d'éviter son licenciement", détaille Olivier Philippot. Et ce, sans passer par les syndicats. Mais pour toucher à la fiche de paie de ses salariés, l'employeur doit justifier de ses difficultés économiques, qui peuvent s'illustrer par une baisse des commandes, de la fréquentation ou encore du chiffre d'affaires.

2Quelle conséquence si le salarié s'y oppose ?

Dans les deux cas, le refus du salarié peut être lourd de conséquences : "Une entreprise ne peut pas baisser votre salaire sans votre accord, mais cette diminution vous est imposée dans ces deux cas, car vous vous exposez à un licenciement. Le choix n'est pas forcément libre", estime Eric Rocheblave. Une situation délicate qui fait dire à l'avocat qu'il "ne fait pas bon être salarié actuellement". Et les recours pour le salarié sont limités. 

C'est la véritable deuxième vague du Covid-19. Vous avez échappé au virus, mais vous n'échapperez pas à la baisse de salaire.

Eric Rocheblave

à franceinfo

Actuellement, "les motifs économiques pour justifier les baisses de salaire semblent réunis", avance l'avocat. S'il décide d'aller jusqu'aux prud'hommes, le salarié devra apporter des preuves que sa société n'a pas connu de difficultés durant ou après le confinement. Or ces preuves sont "très difficilement accessibles pour les salariés, notamment dans les PME. Le dossier sera compliqué à constituer", note Eric Rocheblave. Et si, in fine, il y parvient, il s'engage alors dans un procès au long cours, devra peut-être avancer des frais d'avocats pour espérer des dommages et intérêts qui sont, en plus, plafonnés.

3Quelles entreprises sont concernées ?

Ryanair a été la première à dégainer. La compagnie low cost irlandaise a demandé aux syndicats de signer un accord collectif prévoyant une baisse des rémunérations à hauteur de 10% pour les hôtesses et stewards et 20% pour les pilotes, pendant cinq ans. Sans cette signature, l'entreprise menace de licencier 20% de son personnel en France, soit 50 salariés. Une démarche que dénonce la secrétaire confédérale de la CGT Céline Verzeletti sur franceinfo : "Quand une grande entreprise dit à ses salariés que s'ils veulent garder leur emploi, il va falloir accepter soit de travailler plus longtemps sans être mieux payé, soit accepter des salaires beaucoup plus bas, c'est plutôt du chantage à l'emploi."

Du côté de Derichebourg Aeronautics Services, les négociations avec les syndicats ont déjà commencé. Le sous-traitant d'Airbus et de Dassault envisage un plan social qui se traduirait par 700 suppressions de postes, mais s'engage à en réduire l'ampleur si les salariés acceptent de renoncer à leur treizième mois ainsi qu'à leur indemnité de transport. Dans les deux cas, le fondement économique des procédures est remis en cause par les syndicats, malgré le ralentissement de l'activité lié au Covid-19. Ryanair réalise un bénéfice net de plus d'un milliard d'euros chaque année et Derichebourg Aeronautics affichait un profit de 5,8 millions d'euros en 2019. "Certaines entreprises ont de réelles difficultés mais d'autres peuvent profiter de l'occasion pour faire des restructurations", estime Eric Rocheblave. Le journal L'Equipe serait aussi concerné selon l'intersyndicale qui indique que la direction aurait l'intention de baisser les salaires, le treizième mois et les RTT "en échange d'un maintien de l'emploi jusqu'au 31 décembre 2024"

4Le gouvernement encourage-t-il cette mesure ?

Depuis la mi-mai, la ministre du Travail Muriel Pénicaud vante ces accords de performance collective, perçus comme "des alternatives au licenciement". Selon elle, les salariés doivent donc se serrer la ceinture, en attendant un rebond de l'économie. Ces accords sont "de bonnes pistes" car "à terme, ces négociations sont plus créatrices d'emplois", a, de son côté, relevé sur France Inter la secrétaire d'Etat auprès du ministre de l'Economie Agnès Pannier-Runacher, proposant que les "gros salaires baissent aussi". Un discours qui fait écho à celui de l'ANDRH (Association nationale des DRH) qui encourage les sociétés à remercier, dans le futur, les salariés qui auront su faire des sacrifices. "On demande aux salariés de faire un effort temporaire, mais que se passe-t-il quand la situation s'améliore ? C'est cette partie-là dont personne ne parle, alors qu'elle doit permettre de conclure de bons accords", souligne Benoît Serre, vice-président délégué de l'associatio, dans Le Figaro (article payant).

Dans le viseur du gouvernement figurent les entreprises qui dévoient l'ambition supposée des APC. Ce type d'accord a été instauré "dans un esprit qui n'est pas du tout celui qu'utilise Ryanair", regrettait ainsi Muriel Pénicaud sur BFM Business. La compagnie aérienne le fait "sous forme de chantage" à l'emploi alors qu'elle "a été assez spécialiste d'une politique sociale bas de gamme", d'après la ministre du Travail.

Je trouve qu'ils ne jouent pas le jeu. Il faut qu'ils corrigent la copie.

Muriel Pénicaud

sur BFM Business

Une critique partagée par Agnès Pannier-Runacher : "Si les personnels de Ryanair étaient payés 30% de plus que le marché, (...) je pourrais entendre 'On a un problème structurel et ça suppose de revoir notre modèle pour être à peu près comme les autres'. Je ne suis pas sûre que ce soit la situation."

Interrogé mardi 2 juin sur RTL à ce sujet, le ministre de l'Economie Bruno Le Maire avait estimé que le chantage n'était "jamais une voie". "En revanche, qu'il y ait des accords d'entreprise de longue durée qui permettent de préserver l'emploi, en inventant des dispositifs imaginatifs, (...) ça oui, c'est même souhaitable", a-t-il avancé sans plus de précision. Des propos qui ne manquent pas d'ironie, selon Eric Rocheblave : "On a un gouvernement qui veut préserver l'emploi, c'est une belle intention, mais il n'a pas remis en cause les dispositions qui peuvent faciliter les licenciements qu'il a lui-même instaurées. Le chantage à l'emploi qu'il dénonce, c'est ce gouvernement qui l'a permis. Il aurait pu, par exemple, encadrer les APC durant cette période."

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