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"Cette crise doit nous engager à agir" : la pandémie de coronavirus va-t-elle pousser l'espèce humaine à (enfin) respecter la biodiversité ?

Article rédigé par Marie-Adélaïde Scigacz
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12 min
Des policiers gardent l'entrée du marché de gros de fruits de mer de Huanan, à Wuhan (Chine), où le coronavirus a été détecté le 24 janvier 2020, et qui depuis a été fermé par les autorités chinoises.  (HECTOR RETAMAL / AFP)

Les recherches scientifiques s'accordent à dire que le Covid-19 nous a été transmis par des animaux sauvages. Mais si elle est à l'origine de l'épidémie, la nature détient aussi la solution pour en venir à bout. 

La scène se déroule à Paris, le 21 janvier. Il y a dix semaines, ressenti dix ans. En ce jour ordinaire, une quinzaine de spécialistes français de la santé et de la biodiversité se sont donné rendez-vous dans la salle de conférence d'un hôtel particulier qui borde la Seine, à deux pas de l'Assemblée nationale. Face à un public d'une centaine de personnes, des neurologues, cancérologues, vétérinaires ou autres agronomes discutent du lien entre "biodiversité et humanité : une seule santé",  selon l'intitulé du colloque.

Derrière un pupitre transparent, l'écologue Serge Morand présente ses travaux sur ce qu'il appelle l"épidémie d'épidémies", autrement dit l'explosion récente du nombres de maladies infectieuses du fait de la destruction des écosystèmes. La dernière d'entre elles, appelée Covid-19, s'est invitée in extremis à ce rassemblement d'experts, planifié de longue date par l'organisateur, la Caisse des dépôts. Derrière le scientifique, un rétroprojecteur illumine le mur de la première estimation du nombre de cas à Wuhan, berceau chinois de l'épidémie, publiée trois jours plus tôt par l'Imperial College of London : "au moins 1 700" malades, peut-on lire. 

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Lundi 6 avril, à l'heure d'écrire cette introduction, plus d'1,25 million de personnes – à travers plus de 200 pays – ont été testées positives à ce nouveau coronavirus. Plusieurs millions d'habitants du globe pourraient l'avoir contracté mais ne pas avoir été testés. Au moins 70 000 en sont morts, dont plus de 8 000 en France. Entre-temps, les spécialistes rassemblés en janvier à Paris sont retournés dans leurs laboratoires, bureaux ou hôpitaux. Tous observent le déroulement du scénario qu'ils redoutaient : un virus hautement contagieux transmis de l'animal à l'homme et déployé sur la planète à la vitesse d'un long-courrier.

Pour franceinfo, ils reviennent sur le rôle de l'homme dans l'apparition de cette pandémie et nous expliquent pourquoi la lutte contre ce coronavirus – et tous ceux qui, inévitablement, lui succéderont – passe par la protection de l'environnement. 

"La grande accélération" à l'origine des pandémies

"C'est fou, quand on y pense, note Serge Morand, dans un rire stupéfait. En octobre, peut-être même encore en novembre, un virus circulait tranquillement sur une population de chauves-souris, quelque part en Asie du Sud-Est. Cinq mois plus tard, il a contaminé toute la planète. C'est hallucinant." La ligne téléphonique n'est pas très bonne. L'écologue spécialiste des maladies infectieuses se trouve en Thaïlande, où il enseigne à la fois dans une faculté de médecine vétérinaire, une université d'agriculture et une faculté de médecine tropicale. Aux journalistes qui le sollicitent quotidiennement depuis la France, il explique, pédagogue, comment ce coronavirus est passé d'une espèce à l'autre, et surtout, comment l'activité humaine a favorisé cette transmission, improbable d'un point de vue de profane. "Nous avons affaire à un coronavirus classique de chauves-souris, qui s'est modifié en passant par un hôte intermédiaire. Chez cet hôte, une recombinaison du virus s'est opérée, ce qui lui a permis de passer chez l'humain. Des équipes chinoises estiment que l'intermédiaire pourrait être le pangolin. Une autre plaide en faveur de la civette, soit la piste des félidés." Des espèces sauvages vendues illégalement sur les marchés de l'empire du Milieu, où certains leur prêtent des vertus thérapeutiques. 

A défaut de connaître le coupable – "l'enquête est en cours", dit Serge Morand, empruntant au vocabulaire policier –, le spécialiste de la biodiversité pointe le rôle certain d'une autre espèce impliquée dans ce qui se passe aujourd'hui : l'homme. 

A Surabaya, en Indonésie, les douanes ont saisi une cargaison d'1,3 tonne de pangolins congelés, le 8 juillet 2015.  (SURYANTO / ANADOLU AGENCY / AFP)

L'activité humaine "a modifié considérablement ce que l'on appelle l'équilibre dynamique, ou la résilience, des écosystèmes", explique-t-il. Urbanisation, exploitation des ressources et agriculture industrielle ont rapproché des espèces qui ne se seraient jamais croisées dans la nature, initiant "des contacts entre une faune sauvage, dont les habitats se réduisent, et une faune domestique ou d'élevage – cochons, dromadaires, poulets, chèvres, chats, chiens, etc. – Nous créons ces nouvelles interfaces, tout en mettant les animaux en situation de stress avec la déforestation, les feux de forêt, la fragmentation des habitats, etc. Des prédateurs disparaissent et tout ce qui se trouve en dessous est dérégulé", résume Serge Morand. Si des centaines de milliers de virus circulent à bas bruit – de façon indétectable – dans la nature, en la détruisant pour subvenir à ses besoins croissants, l'homme a multiplié les risques de transmission. A titre d'exemple, le virus Nipah, qui a frappé la Malaisie en 1998, est apparu quand des chauves-souris, chassées de leur habitat par l'exploitation de l'huile de palme, se sont mises à côtoyer des élevages de cochons, infectés puis consommés par l'homme. 

"Depuis les années 1960, on observe une augmentation du nombre de maladies infectieuses : Zika, chikungunya, Mers, coronavirus, Ebola, sida, grippe aviaire, etc. Et puisque que tout, y compris le tourisme de masse, s'est développé, ces épidémies ne restent plus cantonnées à un pays," poursuit-il. Ces cinquante dernières années correspondent ainsi à ce qu'il appelle "la grande accélération." Au moment de notre conversation, le chercheur boucle avec des collègues chinois un article sur le rôle du transport aérien dans la propagation des épidémies : "Entre 1970 et 2018, il a augmenté de 1 200% pour les passagers, et de 1 300% pour les marchandises", explique-t-il. Mais si "l'homme a cru un temps en avoir fini avec les maladies infectieuses grâce aux antibiotiques et aux vaccins", la nature a elle-même douché ses ambitions de toute-puissance. Au début des années 2000, des scientifiques du monde entier se sont mis à étudier ces nouvelles interactions, à l'aune de la crise environnementale. C'est alors qu'"on s'est rendu compte qu'en réalité, l'homme ne maîtrisait pas tout." 

"La biodiversité, c'est un peu notre assurance-vie"

En 2012, le journaliste et auteur américain David Quammen a synthétisé ces récents travaux dans un livre [Spillover. Animal Infections and the Next Human Pandemic, éd. W. W. Norton & Company]. Tels des haruspices – ces prêtres qui, dans l'Antiquité, lisaient l'avenir dans les entrailles des animaux –, les scientifiques qu'il interroge décrivent à quoi ressemblera le "next big one", "la prochaine pandémie" : à un virus de chauve-souris, transmis à l'homme via le marché d'animaux sauvages d'une grande ville, probablement en Chine et hautement contagieux... Et pour cause, "c'était couru d'avance", confirme Hélène Soubelet, vétérinaire de formation, directrice de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité, qui héberge le Comité français pour l'IPBS, le groupe scientifique qui est à la biodiversité ce que le Giec est au climat. 

Elle aussi anticipait le scénario actuel. Il y a un an presque jour pour jour, elle organisait un colloque sur ce thème au ministère de la Santé. En novembre, elle signait un article "sur ce sujet, précisément," dans La Dépêche vétérinaire. Enfin, en janvier, elle figurait elle aussi parmi les experts conviés par la Caisse des dépôts. 

J'espérais n'être qu'une autre Cassandre qui crie sur tous les toits qu'une catastrophe se prépare, mais qu'on aurait assez de temps, tant les écosystèmes que nous-mêmes, pour faire en sorte que la situation ne dérape pas.

Hélène Soubelet, directrice de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité

à franceinfo

"Et puis ça a dérapé", raconte-t-elle au téléphone. "Se rendre compte qu'on avait raison, c'est désespérant", souffle la scientifique. "Cela allait un peu mieux ces derniers temps, mais nous [les chercheurs qui travaillent sur la biodiversité] avons longtemps été ignorés et qualifiés d'extrémistes écologistes." La crise du coronavirus, espère-t-elle, pourrait faire de son combat pour la préservation des écosystèmes – et de sa discipline, "parent pauvre de la recherche" – une nouvelle priorité, en mettant en lumière "le rôle majeur de la biodiversité pour l'humain et sa survie."

Régulation de la qualité de l'air, de la qualité de l'eau, de la production de biomasse dont l'espèce humaine se nourrit... La liste des services que nous retirons de la nature est longue, mais leur connaissance est incomplète, faute de recherches. "De plus en plus d'études démontrent un lien entre l'accès à la biodiversité et la santé. Dans certaines populations, on voit que les microbiotes – les micro-organismes que l'on retrouve chez un hôte – sont très homogénéisés car leur qualité de vie, au sens environnemental du terme, a été très dégradée", avance-t-elle. "Plusieurs autres études établissent un lien entre l'hyperactivité chez l'enfant et un manque de nature, par exemple", liste encore Hélène Soubelet. De même, connaître les espèces et les écosystèmes doit permettre de mieux nourrir la planète : "Nos cheptels et nos plantes cultivées, dont la diversité génétique a été érodée par les méthodes de l'agriculture industrielle, au sortir de la guerre, sont très peu résistants à l'émergence d'un nouveau pathogène. Or, nos sociétés humaines dépendent de ces cheptels pour se nourrir." 

Les employés des services sanitaires russes transportent la carcasse d'un porc mort de la grippe porcine, en vue de son incinération, dans le village d'Ozerki, en Russie, le 13 mai 2012.  (KONSTANTIN CHALABOV / SPUTNIK / AFP)

Sans oublier les bénéfices et les risques encore inconnus : "A cause de ce manque de connaissances sur la biodiversité, lorsque l'on agit sur la nature, en déforestant, par exemple, on se retrouve face à des conséquences que l'on n'avait pas anticipées. On ne sait même pas comment les écosystèmes réagissent à un processus de restauration", poursuit Hélène Soubelet. 

Florian Kirchner, écologue et chargé de programme "Espèces" au sein du Comité français de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), insiste à son tour sur la nécessité de préserver ces écosystèmes que l'on connaît si mal. "Plus de la moitié des médicaments ou vaccins que l'homme utilise pour se soigner viennent des plantes et des animaux", plaide-t-il par téléphone. "Bien sûr, on les synthétise, donc on n'a plus forcément besoin de ces plantes. Mais dans une forêt, il y a quantité de molécules que nous n'avons pas encore découvertes et qui seront peut-être les solutions pour les maladies de demain. Or, il y aura de nouvelles épidémies, c'est certain", met en garde l'écologue, qui aime présenter les choses simplement : "La biodiversité, c'est un peu notre assurance-vie. C'est un réservoir de molécules." Et de citer l'AZT, une molécule aujourd'hui bien connue "que l'on utilise dans les trithérapies administrées aux malades du sida et qui vient d'une banale éponge des mers tropicales. Si l'éponge avait disparu avant que l'on puisse isoler et synthétiser cette molécule, déjà qu'on est assez démunis face au sida...". 

"Un problème de santé publique"

Les experts de la biodiversité interrogés par franceinfo formulent tous à leur manière la recommandation suivante : "La crise dramatique que nous sommes en train de vivre doit agir comme un signal d'alarme. Elle doit nous engager à agir." Ce que le coronavirus nous enseigne ? "On ne peut pas faire comme si de rien n'était et ne rien changer dans nos pratiques, abonde Florian Kirchner. Nous devons reconsidérer nos modes de production et de consommation, nos échanges mondiaux, nos modes d'élevage et, plus globalement, notre relation avec le vivant. Nous ne sommes pas en dehors de la biodiversité. Nous en faisons partie"

Rappelant que le pangolin est parmi les espèces les plus braconnées au monde, il préconise, à court terme, de renforcer la lutte contre le braconnage et le trafic illégal d'animaux sauvages, notamment dans ces marchés d'Asie du Sud-Est, de Chine ou d'Afrique subsaharienne : "La présence de chauves-souris sur ces marchés est une bombe à retardement." La formule, assure-t-il, n'est pas une caricature militante, mais la conclusion de nombreuses études scientifiques. "Cela peut se faire rapidement dans les pays concernés", plaide-t-il. "A plus long terme, il faut stopper la déforestation. Nous savons que c'est plus compliqué à mettre en œuvre, car ça heurte pas mal d'autres intérêts. C'est pourtant essentiel." Il pointe une autre "bombe", plus près de chez nous : les élevages intensifs "où l'on trouve des animaux standardisés." Autant de leviers sur lesquels il faut agir, abonde Hélène Soubelet, qui demande, à terme, "que l'homme puisse habiter le monde différemment" : "Il faut prendre les bonnes décisions. Je ne vous cache pas que je suis un peu paniquée à l'idée que les choses puissent mal tourner en raison de quelques personnes qui vont prétendre qu'il faut repartir comme en 40 après le confinement. En consommant le plus possible pour relancer l'économie. La solution n'est pas de consommer plus, mais de consommer mieux."  

Et déjà, la scientifique s'agace de voir l'apparition d'un discours "sceptique", semblable à celui mettant en doute le réchauffement climatique, à rebours de la parole scientifique. C'est l'ancien ministre Luc Ferry, dans une tribune publiée le 30 mars dans Le Figaro, qui a ouvert le bal : "La croissance libérale mondialisée repartira donc en flèche dès que la situation sera sous contrôle, prédit-il. 'Business as usual' est l'hypothèse la plus probable, et du reste aussi la plus raisonnable, n'en déplaise aux collapsologues."

Ce type de discours, Anneliese Depoux, codirectrice du centre Virchow-Villermé à l'université de Santé publique de Paris, le connaît bien. Chercheuse au centre des politiques de la Terre, elle travaille notamment sur la question du lien entre environnement et santé et sa perception par le grand public ainsi que par nos dirigeants. Selon elle, l'immédiateté de la menace du coronavirus peut favoriser une prise de conscience, et ce alors que "la santé est la première préoccupation des Français", explique la chercheuse.

Le changement climatique ne nous apparaît pas comme quelque chose d'imminent, mais comme un problème qui concerne les autres. Pour plus tard, et ailleurs. Avec le coronavirus, la perception de la menace est différente : nous sommes affectés directement. Tout le monde, immédiatement.

Anneliese Depoux, codirectrice du centre Virchow-Villermé

à franceinfo

Ainsi, cette crise sanitaire pourrait servir plus globalement la cause environnementale : "On sait que le réchauffement climatique a un impact important sur la distribution géographique de toute une série de maladies infectieuses, comme la malaria, la dengue ou le chikungunya, relève encore Anneliese Depoux. On sait aussi que la fonte du pergélisol peut libérer des virus et de nouvelles bactéries. On a encore trop tendance à voir le réchauffement climatique comme un problème écologique, alors qu'il s'agit aussi d'un problème de santé publique." Ce lien, le grand public l'a constaté en 2003, avec la vague de chaleur qui a fait près de 20 000 morts en France et 70 000 dans toute l'Europe, rappelle la chercheuse. Un bilan national supérieur à celui affiché aujourd'hui par le Covid-19. Espérons que ce dernier fera plus, en quelques semaines, pour la préservation de l'environnement que des décennies d'augmentation des températures. 

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