"On sue sang et larmes" : les cinq maux qui gangrènent les études de médecine
Près de 9 000 étudiants en sixième année de médecine ont dû repasser deux épreuves du concours de l'internat car des sujets avaient déjà été utilisés. Un dysfonctionnement très mal vécu par les futurs médecins, déjà éprouvés par leur formation.
"Nous sommes fatigués et saturés. Les organisateurs de l’un des plus importants examens de notre vie se foutent complètement de nous." Caroline Beaugrand est au bord de l'épuisement. Comme elle, près de 9 000 étudiants en sixième année de médecine ont dû repasser, jeudi 22 juin, deux épreuves d'"analyse de dossier clinique progressif" du concours qui détermine suivant le rang obtenu leur spécialité et leur lieu de formation – autrefois appelé l'internat. En cause : "une rupture d'égalité entre les étudiants", selon l'Association nationale des étudiants en médecine de France (ANEMF).
Un dysfonctionnement qui a mis de nouveau en lumière les difficultés rencontrées par les étudiants en médecine et les souffrances qu'elles entraînent. D’après une étude sur leur santé mentale, publiée le 13 juin, 66% des jeunes et futurs médecins souffrent d’anxiété, contre 26% de la population française. De même, ils seraient près de 28% atteints de troubles dépressifs, contre 10% des Français. Alors que la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, doit rencontrer, mardi 27 juin, les syndicats d’externes et d’internes, franceinfo a interrogé certains représentants et des étudiants pour qu'ils livrent leur diagnostic sur ce cursus.
Des examens mal organisés
L’examen de fin de sixième année – les "épreuves classantes nationales" ou ECN – qui sanctionne l’entrée à l'internat a été réformé en 2016 pour devenir les épreuves classantes nationales informatisées (ECNi). Des comités d’experts et de médecins sélectionnent des cas pratiques et des questions diverses posées à l’ensemble des étudiants du cursus. Mais l’examen ne semble pas au point. Pour la deuxième fois consécutive, une de ses épreuves a été annulée ou neutralisée. "Les étudiants se sont effondrés au fur et à mesure des jours, avec leur travail jeté à la poubelle et l’impression que ce cauchemar ne finira jamais", se lamente Caroline Beaugrand. Dans un communiqué, l’Association nationale des étudiants en médecine de France (ANEMF) dénonce un mélange d'"incompétence" et d'"irrespect".
CP #ECNi2017 : Quand l'incompétence se mêle a l'irrespect!
— ANEMF (@ANEMF) 22 juin 2017
Une deuxième épreuve annulée, le scandale continue.
De tout cœur avec les DFASM3 pic.twitter.com/lLYlbot4UT
Contacté par franceinfo, le président de l'ANEMF, Antoine Oudin, justifie sa colère : "On remet en cause le fonctionnement interne du conseil scientifique incapable de sécuriser les sujets d’examen et de vérifier qu’il n’y a pas de redondance des dossiers. C’est un manque de respect vis-à-vis du travail fourni par les étudiants. La situation aurait pu être différente si les annales avaient été disponibles pour tout le monde." En effet, le premier report a été décidé car une des épreuves était "très similaire" à un sujet passé en 2016, selon le ministère, ce qui avantageait les redoublants. Le second report est lié "à une nouvelle difficulté concernant la confidentialité d'un des dossiers, dont certains étudiants redoublants étaient susceptibles d'avoir connaissance" et à "un incident technique" dans un des centres d'examen.
Le Conseil scientifique de médecine du centre national de gestion (CNG), responsable de ces examens, n’a pas souhaité répondre aux questions de franceinfo et renvoie vers le communiqué diffusé aux étudiants. "Tout se serait bien passé si le Conseil scientifique avait fait correctement son travail", accuse de son côté, Olivier Le Pennetier, président de l’Intersyndical national des internes (ISNI). "Nous avons subi beaucoup de violences au cours de nos six premières années de médecine, confie Caroline Beaugrand. Mais la violence des ECNi 2017 était radicale, gratuite, inutile, méprisante et surtout évitable. Cela a abîmé 8 952 personnes, à un moment crucial de notre vie, et a bouleversé même les plus résistants psychologiquement."
"Conscient que ces problèmes à répétition ne sont pas acceptables pour les étudiants", le ministère de l'Enseignement supérieur indique avoir convoqué, avec le ministère de la Santé, "un comité de suivi extraordinaire qui se réunira le 27 juin et demandé une enquête de l'inspection générale".
Des charges de travail trop lourdes
Le couac du concours de 2017 est d'autant plus dur à encaisser pour les étudiants qu'ils sont déjà à bout de forces après six années d'études particulièrement chargées. Entre les révisions et les gardes à l’hôpital, ils peuvent travailler jusqu’à 90 heures par semaine, alors que la durée légale est fixée à 48 heures. "On se sacrifie, on sue sang et larme", souffle Caroline Beaugrand.
Les conditions de travail ne sont pas respectées et les étudiants n’ont pas toujours droit à leur repos de sécurité suivant les gardes.
Olivier Le Pennetier, président de l’Intersyndical national des internesà franceinfo
Un constat partagé par Ludivine Nohales, docteure enseignante à Lyon et secrétaire générale de l'Inter syndicat national des chefs de clinique et assistants des hôpitaux. "Aujourd’hui, les jeunes médecins font tourner l’hôpital. Les internes et chefs de cliniques prennent beaucoup de patients et assument beaucoup de travail, décrit-elle, interrogée par franceinfo. Sur le plan organisationnel, il faut réfléchir pour prendre en charge tous les patients tout en respectant des conditions de travail correctes." Et d'alerter : "Il faut obliger les établissements à respecter la loi sur le temps de travail. Les étudiants n’en peuvent plus : 24% d’entre eux ont déjà pensé au suicide. A continuer comme ça, on risque de baisser la qualité des soins ou des erreurs médicales."
Un encadrement défaillant
A l’hôpital, certains patients ne le savent peut-être pas, mais ils peuvent avoir à faire à des étudiants. Les futurs médecins s’aventurent parfois dans des missions qu’ils ne maîtrisent pas et ne reçoivent pas forcément l’appui de leurs pairs. "En pratique, lorsqu’on convoque des médecins expérimentés à l’hôpital pour nous aider, ils nous répondent de nous démerder. Et si cela ne nous va pas, on se fait engueuler, enrage Olivier Le Pennetier. Les internes veulent bien prendre des responsabilités à l’hôpital mais on a besoin d’un encadrement constructif et d’un soutien positif de nos confrères."
Sans oublier que certains élèves infirmiers, aides-soignants ou internes en médecine sont victimes de maltraitances, comme le rapporte Valérie Auslender, médecin généraliste attachée à Sciences Po, dans son livre Omerta à l’hôpital (éd. Michalon), fait remarquer Le Monde. Les syndicats souhaitent aussi que des temps d’échanges intergénérationnels soient mis en place. "Il faut que les étudiants puissent profiter de l’expérience des médecins seniors pour toutes les questions qu'ils peuvent se poser", précise le président de l'INSI. "On doit refonder le compagnonnage médical", ajoute Ludivine Nohales.
Les syndicalistes regrettent également que les médecins exercent en même temps qu’ils enseignent, occupent des responsabilités administratives et fassent de la recherche. "Ce n’est pas tenable d’assurer toutes ces activités dans le même semestre", dénonce Olivier Le Pennetier.
Un manque de reconnaissance
Les étudiants interrogés par franceinfo critiquent aussi le système des concours qui a tendance à monter les élèves les uns contre les autres. D'autant plus que, selon eux, les enseignants déshumanisent le cursus et sont incapables de les rassurer en leur expliquant qu'un classement "médiocre" ne fait pas un mauvais médecin. "Les études de médecine sont violentes. La première année est une violence, les dissections de cadavre à tout juste 19 ans sont une violence, la rencontre avec l'hôpital est une violence, voir un homme qui nous avait accordé sa confiance mourir devant soi est une violence", égraine Caroline Beaugrand. L’étudiante de 24 ans déplore que ses professeurs ne la considèrent qu’en fonction de son classement.
Je pense que la plus grande plaie des études de médecine est que l'on nous fait croire, insidieusement et de façon permanente, tout au long de nos études, que notre classement fait notre valeur.
Caroline Beaugrand, étudiante en médecineà franceinfo
"On ne nous note pas sur le relationnel, sur notre éthique, sur notre implication en stage, sur notre motivation, notre acharnement, notre évolution. Ça n'intervient jamais dans notre valeur officielle de futur médecin, regrette-t-elle. Il leur faut des résultats quantifiables, alors quoi de mieux que des QCM, vrai ou faux, noir ou blanc, une réponse et un score binaires. Bien loin des nuances de l'hôpital." Antoine Oudin ne dit pas autre chose. "Les étudiants ne se sentent pas valorisés et se retrouvent avec une pression très forte sur leurs épaules", ajoute-t-il.
Un cursus devenu archaïque
Les syndicats s’accordent sur un point, le cursus ne convient plus à la médecine moderne. Les étudiants estiment faire trop de théorie en cours et manquer d'exercices pratiques avant de se retrouver à l'hôpital. "L’ECNi ne valide pas de compétences cliniques et reste trop abstrait. En devenant une obsession, l’examen a tendance à écarter les étudiants de ce qu’ils apprennent à l’hôpital", dénonce Antoine Oudin.
Le syndicat des internes, par la voix d’Olivier Le Pennetier, souhaite ainsi "revoir la durée et l’organisation des études de médecine", estimant qu'"elles ne sont plus adaptées de façon harmonieuse à la réalité du métier". Caroline Beaugrand remet en cause, elle, l’informatisation du cursus qui "aliène une médecine qui manque d'humanité". Les futurs médecins placent beaucoup d’espoir en Agnès Buzyn, nouvelle ministre de la Santé, qu’ils doivent rencontrer mardi 27 juin. "Nous voulons faire un état des lieux de la situation et qu’elle mette en place des choses concrètes pour avancer", conclut Ludivine Nohales.
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