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Quand le cannabis récréatif marocain faisait les bonnes affaires de l'État français et de sa Régie des tabacs et du kif

La France n'a pas toujours réprimé l'usage et la commercialisation du cannabis. Entre 1912 et 1954, elle a même organisé son commerce au Maroc, alors sous protectorat français, par le biais de la Régie des tabacs et du kif, à qui elle concédait le monopole. Avant d'en interdire l'usage.

Article rédigé par Ludovic Pauchant
Radio France
Publié
Temps de lecture : 7min
Extrait d’un compte rendu de visite pour l’achat du monopole du tabac et du kif au Maroc par un délégué de la Banque de Paris et des Pays-Bas. (Avec l'aimable autorisation de M. Yann Bisiou / Archives Paribas)

L'histoire, comme souvent, est taquine : alors que les députés d'une mission parlementaire prônent une "légalisation régulée" du cannabis et pointent l’échec de la politique répressive adoptée par le gouvernement, pourtant réaffirmée par Emmanuel Macron dans un entretien accordé au Figaro, un coup d’œil malicieux dans le rétroviseur donne à voir d'étonnants reliefs.

Car la France n'a pas toujours été prohibitionniste, loin s'en faut, et le discours présidentiel, vu depuis le début du XXe siècle, aurait pu interloquer plus d'un gouvernant d'alors. Ainsi, un peu plus d'un siècle plus tôt, à moins de 2 000 kilomètres au sud de Paris, entre 1912 et 1954, elle a même organisé le commerce du cannabis au Maroc, alors sous protectorat français. Avec, en bras armé en territoire marocain, la Régie des tabacs et du kif.

Ce monopole sur le cannabis, la France l'a obtenu lors de la conférence d'Algésiras de 1906. qui fixe le sort du Maroc, l'un des rares pays africains qui n'a pas été pris en charge par une puissance européenne. Et avec l'instauration du protectorat français, en 1912, la vente et l’achat du cannabis, ou kif, entrent dans le monopole exclusif de la Régie. La France confie à la Banque de Paris et des Pays-Bas, devenue Paribas avant de fusionner avec la BNP, le soin d'exploiter ce monopole, via la Société internationale de régie co-intéressée des tabacs au Maroc. La concession perdurera jusqu'à l'indépendance du Maroc, date à laquelle il sera mis un terme au commerce d'État du cannabis dans le pays.

Une action de la régie co-intéressée des tabacs au Maroc. (Avec l'aimable autorisation de M. Yann Bisiou / Archives Paribas)

Destinés à la consommation locale, le kif et le tabac sont alors transformés à Tanger, où la Régie a son siège. Les terres allouées à la culture du tabac et du cannabis sont contrôlées par la Régie, qui établit des contrats avec les paysans locaux, garantissant prix, qualités, quantités et méthodes de transformation.

"La deuxième recette des budgets coloniaux"

"La régie du cannabis, qu'on appelle le kif au Maroc, relève d'un processus directement lié à la colonisation du pays, explique Yann Bisiou, maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l'université Paul-Valéry Montpellier 3. La culture traditionnelle du kif devient, au moment de la colonisation, un enjeu politique et économique car elle est la deuxième recette des budgets coloniaux après les droits d’importation. Les différentes puissances européennes vont donc se battre autour du contrôle de l'Europe sur cette ressource. À la fois par intérêt économique, mais aussi par intérêt politique et stratégique : en contrôlant le monopole du cannabis, on contrôle de fait l’État." 

De 1912 à 1954, l'enjeu pour l’État français est aussi de faire la promotion du tabac français contre le cannabis. Les colons français n'imaginent pas, à cette époque, vendre autre chose que du tabac.

"À l'origine, les Français croient qu'il s'agit d'un 'tabac assez grossier que fume l'indigène', si l'on en croit les archives de Paribas. Il s'agit alors de contrôler le Maroc, puis ensuite de trouver un débouché au tabac français, qui est en concurrence avec le kif."

Yann Bisiou

à franceinfo

"Les agents des douanes surveillent alors les lieux de culture jusqu'à la récolte, écrit Yann Bisiou dans Histoire des politiques criminelles : le cas des régies françaises des stupéfiants. À en croire un rapport d'étude pour la Banque de Paris et des Pays-Bas, il semble que même les moineaux soient soumis à la vigilance des exploitants. L'auteur du rapport écrit ainsi que 'vers le mois de mai, au moment où le kif fait son épi, il faut en chasser les moineaux qui en sont très friands'. Après la récolte, les cultivateurs ont l'obligation de vendre l'intégralité de leur récolte à l'administration, à un prix fixé par elle unilatéralement."

La première page de la déclaration notariée de souscription au capital de la régie co-intéressée des tabacs au Maroc. (Avec l'aimable autorisation de M. Yann Bisiou / Archives Paribas)

Si la France interdit le cannabis en le considérant comme stupéfiant en 1925, par le traité de Genève, elle l'autorise cependant sous sa forme mélangée kif-tabac, que la Régie produit et vend au Maroc. La France n'a pas encouragé et tiré profil du commerce de la drogue que dans ce protectorat. Elle l'a fait pour le cannabis en Tunisie, comme elle a exploité l'opium à Tahiti, en Indochine, en Inde. Des colonies ou des territoires où les lois relatives aux stupéfiants ne s'appliquaient pas. C'est ainsi que l'État français, jusque dans les années 1950, tant qu'il demeurait une puissance coloniale, fera tout pour empêcher la prohibition des drogues, et notamment l'opium, au niveau international. Le cannabis n'apparaît dans le jeu des prohibitions que tardivement, en 1961, presque par hasard, à la demande de l’Égypte, dont la population consomme de manière importante le haschich, à cette époque un mélange de cannabis et d'opium.

Dans le viseur, la cocaïne, le "poison boche"

"Il est intéressant de voir que les décisions ont toujours été prises sur un enjeu sécuritaire, souligne Yan Bisiou. En France, il faudra attendre 1916 et la Première Guerre mondiale pour que soit votée une grande loi de prohibition française, qui vise la cocaïne, perçue comme une arme aux mains des Allemands." Dans les débats à l'Assemblée nationale, la question des drogues est ainsi abordée uniquement d'un point de vue militaire, et non d'un point de vue de santé publique. En effet, les grands producteurs d'héroïne et de cocaïne sont des entreprises allemandes et l'on considère le produit comme une arme destinée à détruire le moral de l'armée française.

"La loi de 1916 a connu différentes révisions, davantage liées aux problèmes internationaux posés par la prohibition de l'opium, instrument de domination des puissances occidentales à l'égard de la Chine, où était organisée une quasi-vente forcée d'opium, note Jean-Jacques Yvorel, historien et chercheur à l'École nationale de protection judiciaire de la jeunesse. Les États-Unis, exclus de ce marché, accélèrent la prohibition pour pouvoir s'imposer en Chine et vendre des chemins de fer, alors que le pays n'a pas un sou pour les acheter, puisqu'une part importante de ses ressources est dépensée dans l'achat d'opium."

Les Américains, pour ces raisons, joueront un rôle important dans la prohibition du commerce international de l'opium. Dans cet élan, s'ajouteront plus tard d'autres substances, notamment la cocaïne et ses dérivés et le haschich en France. En France, le grand tournant a certainement lieu en 1970, dans un contexte marqué par une panique morale : une jeune fille meurt d'une overdose dans une boîte de nuit de Bandol, suscitant l'emballement des médias et le vote d'une loi qui pénalise l'usage des drogues en général. Cannabis inclus.

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