Cannes, festival du luxe pendant la crise
Raisonnable, sans doute pas ; c'est sans doute autre chose
que la raison qui s'en mêle et qui nous attire de manière quasi irrépressible
vers cet événement annuel ! On pense, bien sûr, tout de suite au désir de
rêver, surtout en tant de crise. C'est ce que disent les fans spontanément,
quand on leur demande ce qui les incite à se poster des heures durant autour
des marches : "parce que ça me fait rêver", ""parce que les robes sont
magnifiques", "parce que c'est beau"... On est dans la pure contemplation et "la
contemplation esthétique est un rêve provoqué" , comme le dit Sartre.
On veut du rêve avant tout.
Pour fuir la réalité, c'est
le principe du rêve. En même temps, un rêve c'est une "production
asociale narcissique" , pour citer Freud, alors que dans ce festival,
le plaisir vient certainement aussi du sentiment de participer à une grande
messe qui réunit des millions de gens, et pas qu'en France, devant leurs écrans
et dans les rues de cette ville du Sud. On est donc davantage dans le
partage ; Cannes, c'est, en quelque sorte, la mise en commun des fantasmes
de chacun de réussite, de beauté... Ce qui relève moins du rêve, finalement,
que de la fonction même de l'art, de la création. Sous ses dehors superficiels,
Cannes serait une sorte de création chaque fois renouvelée.
C'est ainsi étonnant que, de manière générale, on ne pense pas à
se plaindre de tant de luxe, de bijoux, de faste en période de crise. C'est
bien la preuve, d'abord que quand on regarde cela, on est projeté très loin,
comme lorsqu'on regarde un film dans une salle obscure. Et d'ailleurs, les
acteurs sont les mêmes !
Ensuite, parce que, quand on observe cette vie qui défile sur ces
quelques mètres carrés de moquette rouge, tout nous semble aller pour le mieux
dans notre cher pays. La preuve : il attire des gens venus de partout et
le monde entier a les yeux rivés sur Cannes... Cannes, c'est le leurre de la
bonne santé économique !
Pour autant, personne n'est dupe. D'abord, l'imaginaire se fiche
de la réalité et là, ce n'est que notre imaginaire qui est sollicité. Ensuite,
il y a une chose qui permet d'y croire "presque " et qui en tout
cas, explique aussi notre attachement inconsidéré pour ne pas dire aveugle à
l'événement, c'est sa répétition, son historicité. Depuis plus de soixante ans,
cette fiction se répète suivant des règles immuables, ce qui la rend d'autant
plus "réelle". Elle en devient un repère culturel dans un monde qui
en manque cruellement et un gage de stabilité dans un environnement qui l'est
moins que jamais.
Le décalage entre nous et elles, les stars aux bijoux, aux robes
magnifiques, pourraient nous écœurer et renforcer un sentiment
d'inégalité : pourquoi n'est-ce pas le cas ?
Peut-être parce que, contrairement aux apparences, nous savons que
ces stars ne sont pas du tout les plus puissantes, mais que le pouvoir est de
notre côté, il est du côté du public : c'est bien de lui que tout ce
cinéma dépend. C'est son regard, son attention, son amour que ce camp des stars
espère attirer, qui le nourrit et c'est par eux qu'il est maintenu à son rang. "Tout
flatteur vit au dépend de celui qui l'écoute" , comme le dit la célèbre
fable... D'où les sourires et les remerciements en cascade. On se remercie, on
se congratule, on s'adore... Ce spectacle un peu mièvre a sans doute cette
honnêteté de rappeler que, dans ce monde du cinéma, au moins comme dans tout autre,
l'interdépendance est totale. Et dans le même temps, cette mièvrerie est
compensée par quelques petits incidents qu'on attend avec une impatience peu
avouable mais difficilement masquée : c'est l'actrice qui n'arrive pas à faire
son discours sous l'effet du stress, celle qui trébuche dans les escaliers en
allant récupérer son prix. Ou, aussi, celle qui pleure et bouleverse vraiment
par la sincérité de son émotion, on a tous quelques unes de ces images en
tête.
Est-ce qu'on serait tous un peu pervers vis à vis de nos
objets d'admiration ? Disons plutôt que c'est là toute l'ambivalence du rapport
d'amour-haine, de fascination-répulsion qui nous lie à ceux qui nous fascinent.
Cela permet de calmer l'envie, la jalousie.
Cette ambivalence se retrouve également dans la jouissance que
l'on peut tirer de la lecture d'une certaine presse qui nous montre ces mêmes
stars sublimes, sous d'autres angles, diablement plus réalistes, avec leur
cellulite et leur bedaine.
Et puis, surtout, si on attend, presque malgré nous, ces moments
où cela dérape, c'est parce que ce sont des moments où la réalité surgit, et où
l'on est comme violemment sortis du rêve. Et paradoxalement, c'est aussi cela
que l'on souhaite, pour bien se prouver à soi-même que l'on n'est pas dupe.
Autrement dit, face à ces spectacles, le téléspectateur est, très certainement,
au moins aussi acteur que celui qu'il regarde. Il est maître du jeu. Le maître
de cérémonie c'est un peu lui.
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