Cet article date de plus de quatre ans.

Micro européen. Sale temps pour le "sultan": la course folle de la Turquie en Méditerranée orientale

C’est une actualité bien difficile qui secoue la Méditerranée orientale aujourd’hui,  et le danger est régional, c'est ce que nous précise notre invité, Ahmet Insel, journaliste et universitaire turc.

Article rédigé par franceinfo - José-Manuel Lamarque
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Le président turc Recep Tayyip Erdogan lors d'une conférence de presse, à Ankara, la capitale de la Turquie, le 24 août 2020. (ADEM ALTAN / AFP)

C’est une actualité difficile et complexe qui secoue la Méditerranée orientale aujourd’hui. Notre invité Ahmet Insel, journaliste et universitaire turc précise que l’attitude belliciste du président turc ne cesse de menacer d’occupation les îles grecques du Dodécanèse et de la mer Egée, tout en refusant toutes négociations avec la Grèce.

Sainte-Sophie redevenue une mosquée : un acte politique

La décision d’occupation et de transformation en mosquée de Sainte-Sophie et de l’église byzantine Saint-Sauveur in Chora est un message fort qu’Erdogan envoie à son peuple. D’abord à ses supporters de la  base nationaliste islamiste de son parti l’AKP, qui traverse une passe difficile avec un électorat qui s’érode et une crise économique de plus en plus tendue.

C’est pourquoi Erdogan a été dans l’obligation de faire alliance avec l’extrême droite nationaliste turque afin de pouvoir garder une majorité parlementaire et tenter d’assurer sa réélection en 2023. Sauf que le président turc est aujourd’hui de plus en plus prisonnier de son alliance avec cette extrême droite qui ne participe pas à son gouvernement. À cela s’ajoute la position de la droite nationaliste religieuse, profitant de cette position de faiblesse d’Erdogan afin de parvenir à ses demandes, soit depuis les années 40, que les églises chrétiennes sur le territoire turc soient toutes transformées en mosquées.

L’expansionnisme d’Erdogan

Corollaire avec le rapprochement de l’extrême droite nationaliste, le président Erdogan ayant incarcéré ses opposants, intellectuels, universitaires, journalistes, et artistes, il a procédé à des purges dans l’armée, la police et la justice dont beaucoup des "purgés" sont aussi en prison.

Erdogan a opéré un rapprochement avec des généraux extrémistes qui ont plutôt une vision eurasienne pour la Turquie, mais aussi collaborant au projet de "patrie bleue", c’est-à-dire une main mise sur la mer Egée, sans tenir compte des îles grecques, une vision aussi partagée par les nationalistes laïques turcs. On voit clairement en Turquie que l’affaiblissement du parti au pouvoir l’AKP, celui du président Erdogan, bénéficie à une prise en main de l’extrême droite nationaliste, dont un des souhaits serait le retour à la peine de mort en Turquie, ce qui rendrait bien difficile à ce que la Turquie reste membre du Conseil de l’Europe.

L’armée turque, outil géopolitique d’Erdogan

Les effectifs des forces armées turques sont d’environ 1 421 750 hommes et femmes, réservistes compris, et le budget de la défense turque est de 19 milliards de dollars US. Les forces armées turques sont présentes en Syrie, avec 20 000 hommes, de 30 à 35 000 hommes à Chypre nord, territoire turc non reconnu par la communauté internationale. La Turquie possède des bases au Qatar, au Soudan, une présence au Niger, au Kosovo, en Irak, en Afghanistan, en Bosnie-Herzégovine, elle tente d’avoir une base aérienne et navale en Libye.

Il s’agit d’une armée aguerrie, possédant un armement conséquent, mais une question se pose, à savoir si cette armée pourrait tenir autant de fronts que sa présence laisse supposer. Parce qu’aujourd’hui la Turquie doit faire face à un front commun, composé par la France, la  Grèce, la République de Chypre, l’Italie, l’Egypte, les Émirats arabes unis et Israël. C’est la raison pour laquelle, face à cette situation, Erdogan tente d’utiliser les divisions de l’Union européenne entre la France et l’Allemagne, sans oublier que la Turquie et la France n’ont pas la même position concernant la Libye. 

Malgré le fait que l’Union européenne, tôt ou tard, ne pourra faire autrement que de soutenir la Grèce, le retrait du "leardership" de Washington en Méditerranée orientale laisse une porte grande ouverte pour la Turquie et la Russie. C’est la raison pour laquelle Moscou prend ses distances avec Ankara qui est aussi son principal rival en Syrie,

Crise économique et coronavirus

La situation épidémique est catastrophique en Turquie, surtout dans la capitale Ankara et les villes de province à la frontière syrienne, sans compter les erreurs du président Erdogan qui avait réuni plus de 100 000 personnes à Istanbul, lors de la transformation de Sainte-Sophie en mosquée.

Le pays doit faire face à une livre turque qui est en baisse quotidienne, récession de 9 à 10%, dans ce pays qui mène une politique anti-occidentale, anti-investissements étrangers, une attitude totalement irrationnelle alors que la Turquie est aujourd’hui en recherche d’une sécurité énergétique.

L’annonce tambour battant d’un gisement de gaz en Mer Noire par le président Erdogan reste encore à prouver, le pays est dépendant du gaz de Russie, d’Algérie ou d’Azerbaïdjan, et l’argument de sécurité énergétique se transforme en une attitude agressive vis-à-vis des voisins grecs et chypriotes dont les fonds marins possèdent de réels gisements. Dans la redistribution des cartes au Moyen Orient, on voit bien qu’Ankara compte bien être invitée à la fête.

Le front des Européens du sud

Jeudi 10 septembre s’est tenu à Ajaccio le 7e sommet des pays du sud de l’Union européenne qui ont adopté une position commune face aux tensions en Méditerranée orientale, en appelant à un dialogue constructif avec Ankara, sans omettre la menace de sanctions si Ankara continuait dans sa position belliciste.

Les dirigeants de la France, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, la Grèce, Malte et la République de Chypre - étonnant d’ailleurs que la Croatie ne soit pas de la partie - n’y sont pas allés par quatre chemins envers la situation générée par la Turquie. Pour le président Macron, il s’agit de "parvenir à un dialogue responsable. Même discours pour le Premier ministre espagnol, Pedro Sanchez, qui prône autant "le dialogue que de suivre la voie de la désescalade", quand le président de la République de Chypre appelle l’Union européenne à utiliser "tous les moyens dont elle dispose pour éviter un conflit catastrophique pour toute la région.

Les conditions européennes au rétablissement du dialogue avec la Turquie passent par "le respect de l’embargo sur les armes à destination de la Libye, la délimitation des zones économiques exclusives par la négociation et le respect du droit international, le renvoi de la question des frontières maritimes avec Chypre, devant la Cour internationale de justice". Et le compteur tourne puisqu’un prochain sommet européen se tiendra les 24 et 25 septembre prochains, concernant les termes d’un accord avec la Grèce pour la Turquie. On voit que le message de fermeté français a été entendu.

Peu de répit pour Ankara

Enfin pour la Turquie, c’est au tour du comité des ministres du Conseil de l’Europe, sous présidence grecque, qui a exhorté la Turquie à garantir la libération immédiate de l’homme d’affaires et défenseur des droits de l’homme emprisonné, Mehmet Osman Kavala. Arrêté à Istanbul le 18 octobre 2017, soupçonné d’actions subversives contre le gouvernement et l’ordre constitutionnel turc, Mehmet Osman Kavala est comme beaucoup d’opposants au régime d’Ankara, dont les défenseurs des droits de l’Homme, réduit au silence.

Il est heureux que le Conseil de l’Europe, garant des Droits de l’Homme, porte une attention qui devrait être encore plus importante envers le régime autocratique d’Erdogan, qui menace la stabilité de la Méditerranée orientale.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.