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Les ratés du climat (5/6) : la longue errance de la taxe carbone
En termes économiques, le changement climatique est ce qu'on appelle un échec du marché : nous ne payons pas le juste prix des biens qui ont une lourde empreinte carbone, parce que le coût de cette empreinte n'est pas intégré dans leur prix. Et de ce fait, nous émettons beaucoup trop de carbone. Au début du 20e siècle, Arthur Cecil Pigou introduit le principe du pollueur-payeur, en proposant de faire payer aux pollueurs le coût social de leur activité. L'idée, c'est que si le prix d'un bien se renchérit à cause de son coût social, on en produira moins. Et qu'à l'inverse, si le prix d'un bien diminue parce qu'il entraîne un bénéfice social, on en produira davantage.
En France, cette idée commence à faire son chemin à la fin des années 1980. À l’époque, la France passe pour un très mauvais élève en matière d'environnement. Il s'agit donc d'abord de remobiliser la diplomatie française sur le climat. En 1989, la France va organiser avec les Pays-Bas et la Norvège la conférence de La Haye, qui promeut l'idée d'une autorité mondiale de l'atmosphère. Et en France, Brice Lalonde va lancer un groupe interministériel de travail sur l'effet de serre. Ce groupe est dirigé par Yves Martin, qui est fervent partisan de la taxe carbone, tout comme Brice Lalonde. On commence à faire plancher des économistes français sur la modélisation d'une taxe carbone, qu'on appelle à l'époque "écotaxe".
La France transmet à la Commission européenne un mémorandum qui recommande l'adoption de l'écotaxe au niveau européen, un projet que va reprendre à son compte le commissaire européen à l'environnement et à l'énergie, l'environnementaliste italien Carlo Ripa di Meana. Et en octobre, le Conseil européen des ministres de l'environnement approuve le principe d'une écotaxe, que l'Europe devra porter au niveau international, lors du Sommet de la Terre à Rio, convoqué pour l'année suivante.
Fronde des entreprises contre l'écotaxe
Mais c'était sans compter sur la mobilisation des entreprises françaises, qui vont se mobiliser contre cette écotaxe. A la tête de la fronde, on va trouver en particulier Elf Aquitaine, dirigée à l'époque par Loïc Le Floch-Prigent. Les entreprises vont entamer une intense travail de lobbying auprès de ministres qui leur sont davantage favorables : Edith Cresson puis Pierre Bérégovoy, qui ont remplacé Michel Rocard à Matignon, Roland Dumas, qui est aux Affaires étrangères, et surtout Dominique Strauss-Kahn, qui est arrivé à Bercy. Alfred Sirven, l'homme de main de Loïk Le Floch-Prigent à Elf Aquitaine, infiltre l'entourage des ministres, et va distribuer généreusement pots de vin et cadeaux divers. Il faut lutter contre l'écotaxe, qui est à l'époque, comme le relève l'historien Christophe Bonneuil, le principal sujet de préoccupation du groupe. Il faut donc tuer l'écotaxe, et tout y passe : entrevues à l'Elysée, colloques publics pour dénoncer l'écotaxe, mensonges sur la réalité du changement climatique, mise en doute de la science… Et finalement c'est la ligne Strauss-Kahn qui l'emporte : le 13 décembre 1991, il parvient à faire repousser à plus tard le projet d'écotaxe européenne, en arguant du besoin d'analyses économiques supplémentaires.
A partir de là, le projet d'écotaxe va être peu à peu enterré : en mai 1992, la Commission européenne conditionne le projet à la mise en œuvre d'une taxe similaire par les Etats-Unis et le Japon. Et quelques jours après, le Conseil des ministres européens de l'énergie retire complètement le projet, à la demande de la France : Dominique Strauss-Kahn a plaidé qu'une telle taxe serait une menace pour l'emploi et la compétitivité des entreprises européennes. Ce retrait entraînera la démission du commissaire européen Carlo Ripa di Meana, qui refusera de représenter la Commission européenne lors du Sommet de la Terre à Rio. Cet échec laisse évidemment un goût amer à Jean-Charles Hourcade. "Pourquoi ça rate ?, se demande-t-il. Parce que ce n'est pas porté dans le débat public. Ça c'est la première chose. C'est quand même un truc pas très important. Et la deuxième chose, c'est que vous avez des intérêts réels derrière."
En 2006, le pacte écologique
Mais après cet échec au niveau européen, la négociation qui s'ouvre pour préparer le Protocole va donner l'occasion de remettre la taxe carbone sur le tapis. Il faut choisir l'instrument qui va permettre de réguler les émissions. Soit on part sur une approche fiscale, qui permet de fixer le prix, mais sans maîtriser les quantités. Soit on part sur une approche de marché, qui permet de fixer les quantités sans pas les prix. Ce sera la deuxième approche qui va l'emporter, sur l'insistance des Américains. C'est encore raté pour la taxe carbone. Qu'à cela ne tienne, le débat revient au niveau national : en 2006, l'écologiste Nicolas Hulot fait signer aux candidats à la présidentielle un ‘pacte écologique', qui marque leur attachement à des mesures environnementales ambitieuses. Parmi ces mesures ‘concrètes et applicables à court terme', on trouve la taxe carbone. En 2007, Nicolas Sarkozy est élu président, et il est signataire du Pacte. A l'issue du Grenelle de l'environnement, il s'engage à la création d'une taxe carbone, en contrepartie d'une baisse de la fiscalité sur le travail.
Le Président confie à Michel Rocard la présidence d'un groupe de travail sur le sujet, qui doit lui faire des propositions concrètes. Pour l'assister, on lui adjoint les services d'Yves Martin, qui est sans doute le plus grand partisan de la taxe carbone en France. En juillet 2009, Michel Rocard rend son rapport : la taxe carbone est rebaptisée "contribution climat énergie", et le rapport préconise de la fixer à 32 euros par tonne, un montant qui augmenterait chaque année de 5% pour atteindre 100 euros par an en 2030. Le rapport de Michel Rocard note l'extraordinaire consensus qui se forge parmi les experts autour de la taxe.
Deux tiers des Français hostiles à la taxe carbone
Mais si la taxe fait consensus parmi les experts, c'est loin d'être le cas dans l'opinion. Deux tiers des Français y sont hostiles, d'après les sondages, et le Premier ministre François Fillon veut ramener le montant de la taxe à 14 euros par tonne. Le 10 septembre 2009, lors d'un déplacement dans l'Ain, Nicolas Sarkozy tranche : ce sera 17 euros par tonne, la moitié du montant proposé par Michel Rocard.
Pour les écologistes, c'est la douche froide. Cécile Duflot dénonce une taxe qui ne sert qu'à renflouer les caisses de l'Etat, mais pas du tout à réduire les émissions. Et les socialistes trouvent la mesure injuste pour les classes populaires : ils vont saisir le Conseil constitutionnel. La loi est votée le 18 décembre 2019, mais elle est invalidée par le Conseil constitutionnel 11 jours plus tard, le 29 décembre : le Conseil estime que la loi crée une rupture de l'égalité devant l'impôt, et prévoit beaucoup trop d'exceptions. Et en mars de l'année suivante, le gouvernement enterre définitivement le projet de taxe carbone, estimant qu'une telle taxe nuirait trop à la compétitivité des entreprises françaises, et qu'il faut une discussion au niveau européen… Discussion qui ne viendra jamais.
Ce sera finalement François Hollande qui va déterrer et ressusciter la contribution climat énergie. En août 2013, le ministre de l'Écologie Philippe Martin est convié à l'université d'été des Ecologistes, qui s'appelaient encore Europe Ecologie Les Verts. Il est chargé de les rassurer sur la politique environnementale du gouvernement, et saisit l'occasion d'annoncer la création d'une nouvelle taxe carbone. Le 29 décembre 2013, soit exactement quatre ans après la censure du Conseil constitutionnel, la loi de finances pour 2014 est votée, avec une taxe carbone qui entrera en vigueur au 1er avril 2014. Son montant de départ est très modeste, à 7 euros la tonne de gaz à effet de serre, mais la loi prévoit des augmentations régulières : 14,50 euros en 2015 et 22 euros en 2016. L'objectif est d'arriver, par des hausses régulières, à 100 euros en 2030 : l'objectif du rapport de Michel Rocard.
En 2018, la taxe carbone est ainsi fixée à 44,6 euros la tonne. Mais c'est sur les carburants que la hausse se fait principalement ressentir, ce qui pénalise les ménages situés en zone rurale qui sont contraints d'utiliser leur voiture pour des déplacements professionnels : c'est la France des ronds-points. La hausse de la taxe carbone va être le point de départ de la colère des Gilets Jaunes. Et face à la colère des manifestants et à l'impopularité de la taxe, le gouvernement se résigne à geler la hausse de la taxe.
La taxe de retour avec le Green Deal
Aujourd'hui, la quasi-totalité des experts préconisent une relance, même modérée, de la hausse de la taxe : le montant actuel est insuffisant pour réorienter la consommation. Il faudrait a minima atteindre le montant de 100 euros la tonne. En février 2022, le Conseil des Prélèvements Obligatoires cherche à analyser l'impopularité de la taxe : il relève qu'elle pèse bien plus lourdement sur les ménages les plus modestes que sur les plus aisés, et préconise, pour la rendre plus acceptable, de déroger au principe de non-affectation des recettes et d'utiliser les recettes fiscales de la taxe à des projets de transition ou de soutien à des ménages plus modestes.
En France, les choses en sont donc au point mort. Mais entretemps, de nombreux pays ont adopté une taxe carbone, à commencer par la Suède, qui l'a adoptée dès 1991.
Et la taxe carbone pourrait bien revenir en grâce par la voie européenne : en 2022, dans le cadre du Pacte Vert, l'Union européenne a adopté le principe d'un Mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, c'est-à-dire une taxe carbone aux frontières européennes, pour les biens d'importation. C'est une pierre angulaire du Green Deal. En principe, la taxe doit s'appliquer dès 2026 - sauf s'il n'y a pas d'autres revirements d'ici-là, bien sûr…
"Les ratés du climat", un podcast franceinfo de François Gemenne en collaboration avec Pauline Pennanec'h, réalisé par François Richer, mis en ondes par Thomas Coudreuse. Un podcast à retrouver sur le site de franceinfo, l'application Radio France et plusieurs autres plateformes comme Apple podcasts, Podcast Addict, Spotify, ou Deezer.
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