Le combat d'une veuve contre le secret-défense
L'histoire est troublante. Elle a pour décor le site de la DCN d'Indret, près de Nantes. Dans cet arsenal situé en bord de Loire, on invente et on fabrique des propulseurs pour sous-marins. Une activité de pointe, très sensible. Le 12 janvier 1998 vers 19h30, dans le centre d'essai de l'arsenal, des militaires découvrent le corps sans vie d'André Rigault, 43 ans, père de famille et talentueux ingénieur civil habilité "confidentiel-défense ".
A première vue, André Rigault s'est pendu en se jetant d'une passerelle haute de 10 mètres. Il a un bout de corde de chanvre autour du cou. Ses habits de travail sont tâchés de sang. Non loin de son corps, on retrouve sa veste soigneusement pliée, son badge, son cartable et deux mégots de cigarette.
"Il ne fallait pas que je pose des questions "
D'emblée, Annick Le Saux ne croit pas à la version des gendarmes : son mari n'était pas déprimé, il n'a pas laissé d'explication, pas un mot pour elle ou leur fils. Autre élément, plus anecdotique, André Rigault avait acheté des tickets de cantine pour la semaine quelques heures avant le drame. Bref, pour la femme de l'ingénieur, le scénario ne colle pas. Elle a la certitude que le suicide de son mari a été mis en scène. "Un travail soigné de barbouzes ", lance-t-elle aujourd'hui.
"La mort d'André est liée à ses activités professionnelles. J'en suis sûre et je crois que l'Armée en est sûre aussi. Toute cette mise en scène, des objets posés près du corps à distance égale, ça ne tient pas ", poursuit Annick Le Saux. "Aucun objet n'a été mis sous scellé. Le cartable d'André -qui contenait de nombreux documents lorsque le corps a été découvert selon plusieurs témoins- m'a été restitué vide. "
Mais il y a plus troublant encore. A la morgue, devant le cadavre de son mari, la veuve est sonnée. Sa soeur lui dira ensuite : "Tu as remarqué qu'André avait un oeil au beurre noir ? ". L'ingénieur ayant choisi de donner son corps à la médecine, le corps disparaît très rapidement. "C'est comme si on voulait clôre l'enquête le plus vite possible. Il ne fallait surtout pas que je pose de questions ", raconte Annick Le Saux. Mais 15 ans plus tard, elle a toujours autant de questions. Seule certitude : son mari "a été suicidé ".
Le médecin recommandait l'autopsie
Annick Le Saux n'est pas la seule à juger cette affaire suspecte. Nous avons retrouvé le médecin du Samu qui est intervenu à l'arsenal le soir du drame. Il raconte que lorsqu'il est arrivé dans le centre d'essai, il n'a pu que constater le décès. Lorsqu'il rédige le certificat, il coche la case "obstacle médico-légal". Cela signifie qu'il préconise la pratique d'une autopsie pour déterminer les causes exactes de la mort.
"Tout était inhabituel : le contexte, le lieu - une enceinte militaire -, la personne décédée était haut placée, etc. Tous les légistes vous le diront, dans le cas d'une mort violente sur un lieu de travail, on ne peut pas écrire que la mort est naturelle. Une mort violente présente un obstacle médico-légal (à l'inhumation, NDLR), elle nécessite qu'une enquête soit menée. Dans le cas d'un suicide, on ne sait jamais qui a pu mettre des médicaments dans un verre de vin ou qui a pu harceler la personne sur son lieu de travail... Ce n'est pas à nous de dire ça. " Malgré les recommandations du médecin, les gendarmes délivrent le permis d'inhumer... dix minutes seulement après le constat du décès.
L'ombre de l'affaire Karachi
André Rigault était considéré comme une "tête " sur le site d'Indret. Du lundi au dimanche, il passait son temps à faire des équations mathématiques, raconte sa veuve. A l'arsenal, on le surnommait "Professeur Nimbus". L'ingénieur passionné est très précieux pour la DCN. Il travaille uniquement sur des projets très sensibles, comme le système "Mesma" qui équipe les sous-marin de type "Agosta". Le système, très innovant, permet aux sous-marins d'être trois à cinq fois plus autonomes et complètement indétectables sous l'eau.
Depuis, "Agosta" est devenu un nom de code qui fait frémir. La vente de ces sous-marins est au coeur de l'affaire Karachi, du nom de la capitale pakistanaise où onze salariés de DCN ont été tués dans un attentat en 2002. L'hypothèse de juges français est que cette attaque a été perpétrée en représailles contre la France parce qu'elle n'aurait pas versé les pots-de-vin promis à des dignitaires pakistanais.
Car le Pakistan est le premier pays à acheter à la DCN ces sous-marins nouvelle génération et le projet Mesma mis au point par André Rigault et ses collègues. Une délégation pakistanaise fait le déplacement à Indret quelques jours seulement après le suicide d'André Rigault.
Une coïncidence troublante qui a poussé Renaud Van Ruymbeke, le juge financier en charge du dossier Karachi, a mené en toute discrétion de nouvelles investigations, l'an dernier, sur le mystérieux suicide d'André Rigault. Annick Le Saux est longuement entendue par les policiers de la Division nationale des investigations financières et fiscales (DNIFF). Mais le magistrat n' pas demandé au parquet de pouvoir élargir son enquête.
Plainte pour vol de formules mathématiques
Qu'importe. L'avocat Emmanuel Ludot, défenseur acharné d'Annick Le Saux, remue ciel et terre pour faire rouvrir le dossier. Et toutes les cartes sont bonnes à jouer, même si cela peut parfois sembler tiré par les cheveux.
L'avocat se demande : "Et si André Rigault avait été éliminé parce qu'il travaillait pour une puissance étrangère ? ". Pour en savoir plus, il assigne Google devant le tribunal administratif de Nantes le 5 décembre dernier. Son but ? Obliger le géant de l'Internet a révéler si la NSA, l'agence de surveillance américaine connue pour s'infiltrer dans les réseaux de communication, a collecté des informations sur André Rigault.
Deuxième hyopthèse de l'avocat : "Le mobile du meurtre est dans le cerveau d'André Rigault. C'était un ingénieur surdoué sur qui reposait le succès de ventes d'armes à l'Arabie Saoudite, à Taïwan et au Pakistan ". Emmanuel Ludot s'est donc rendu à l'Institut national de la propriété industrielle (INPI) pour voir si les innovations de l'ingénieur ont été l'objet de brevets.
"J'ai la preuve que ses formules mathématiques lui ont été volées, véritablement pillées. Les formules et le travail d'André Rigault sont aujourd'hui encore appliquées, notamment pour les sous-marins, dans le but de les rendre totalement indétectables. " L'avocat a donc déposé récemment une plainte pour "vol et recel de formules mathématiques ". Une plainte encore à l'étude au parquet de Nantes.
"Comme dans un film policier "
Malgré ces éléments troublants, rien dans le dossier pénal ne prouve qu'André Rigault a bel et bien été assassiné. Il n'est pas rare, lors de tels drames, que des proches de suicidés se retranchent dans le déni. Mais l'attitude de la Justice et de l'Armée n'a fait qu'attiser les soupçons d'Annick Le Saux.
Quelques mois après le décès d'André Rigault, la Nantaise apprend que la DST - Direction de surveillance du territoire - est venue enquêter à Indret dès le lendemain du suicide de l'ingénieur. La voiture d'André Rigault aurait été fouillée au peigne fin, son ordinateur exploité.
Que sont devenues les conclusions de l'enquête du contre-espionnage ? Elles ont été classées secret-défense. Et, officiellement, il n'y a jamais eu d'enquête. "On était des gens ordinaires, on avait une vie ordinaire et tout d'un coup on se retrouve face à l'horreur, on vous dit : 'Tu ne sauras jamais, il y a des secrets d'Etat, c'est la Défense, c'est l'Armée, etc.' Je me suis heurtée à un mur ! C'était comme dans un film policier. ", s'exclame Annick Le Saux.
La Nantaise ne désarme pas pour autant. Elle a fait de la recherche de la vérité le combat de sa vie. "Je continuerai à chercher. Toute ma vie je me battrai. Je le fais pour André, parce qu'on s'aimait. Je le fais pour mons fils, aussi... "
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