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La Turquie toujours dans le déni du génocide arménien

La reconnaissance du génocide arménien par les États-Unis samedi 24 avril suscite beaucoup de colère en Turquie.

Article rédigé par franceinfo, Isabelle Labeyrie
Radio France
Publié
Temps de lecture : 2 min
Manifestation devant l'ambassade des USA à Istanbul (Truquie) pour désapprouver la position de Joe Bien qui reconnait le génocide arménien, le 26 avril 2021. (OZAN KOSE / AFP)


Reconnaissance "scandaleuse", "injuste" : les mots de la presse pro-gouvernementale sont repris par quasiment toute la classe politique, opposition comprise (à l’exception du parti pro-kurde HDP). La Turquie n’a "de leçons à recevoir de personne sur son histoire", résume le ministre des Affaires étrangères, qui a même convoqué ce samedi à Ankara l’ambassadeur américain. Le lendemain, c’est le porte-parole de la présidence qui menaçait les États-Unis de "représailles" sans toutefois préciser lesquelles.


Samedi 24 avril, fait historique, Joe Biden est devenu le premier président américain à qualifier de "génocide" les massacres et déportations d’Arméniens et de chrétiens d’orient qui ont fait au moins 1,5 million de morts entre 1915 et 1917, dans ce qui était encore l’Empire ottoman. "Le premier génocide du XXe siècle" avait dit le pape François en 2015. "Nous ne le faisons pas pour accabler qui que ce soit, a dit le locataire de la Maison Blanche, mais pour nous assurer que cela ne se répétera jamais."


Les États-Unis ,bien-sûr, ne sont pas les seuls, et de loin, à parler de "génocide". Pour la communauté des historiens, c’est un fait établi. Sur le plan politique, une trentaine de pays ont déjà voté des lois ou des résolutions qui reconnaissent cette volonté d’extermination des Arméniens. La France l’a fait en 2001. Le dernier en date, le Portugal, en 2019. Année où Emmanuel Macron a décrété que le 24 avril "jour de commémoration nationale" .

Ces votes, émanant parfois seulement d'une des chambres du Parlement et avec lesquels les gouvernements peuvent prendre leurs distances, ont bien sûr des portées juridiques très diverses. En Allemagne, le Bundestag a adopté une résolution en 2016, qualifiée de non contraignante par la chancelière Angela Merkel.

En France, une loi a été adoptée en 2011 pour punir la négation du génocide, avant d’être censurée depuis par le Conseil constitutionnel. D’autres pays, comme la Suisse ou la Slovaquie ont eux réussi à faire de cette contestation un délit.
A chacune de ces étapes, Ankara a réagi de façon épidermique. Mais cette fois-ci, fait remarquable, le président Erdogan - qui pourtant n’est pas le dernier à monter au créneau - est resté très silencieux. Ses relations avec Washington sont déjà tendues, mais Ankara ne veut pas provoquer de cassure irrémédiable avec son partenaire de l’OTAN. La Turquie a montré les dents mais pas cherché l’affrontement.

Génocide, un mot tabou


Ce qui n’empêche pas la Turquie de maintenir sa version officielle, dans laquelle le mot génocide est un mot tabou. Le pouvoir persiste à parler  "des événements de 1915", une guerre civile doublée d’une famine, qui aurait fait autant de morts côté arménien que côté turc.
Que s’est-il réellement passé ? Le 24 avril 1915, devenu depuis journée de commémoration du génocide, le préfet de police de Constantinople (l’ancienne Istanbul) ordonne l'arrestation et l’exécution de 600 intellectuels arméniens.


Dans les mois qui suivent, ce sont tous les Arméniens sans distinction qui sont pris pour cible : rafles, convois de déportations dans des camps en Syrie, exécutions. L'Empire ottoman, qui essuie de lourdes pertes dans les combats de la Grande guerre affectant les provinces arméniennes, en rejette la responsabilité sur les Arméniens, qualifiés d'"ennemis intérieurs" et accusés de collaboration avec les Russes. Les persécutions ne s’arrêteront qu'en 1918, après un changement de régime.

Le récit national


Pourquoi la Turquie est-elle aussi rigide sur cette question ? Parce qu’admettre un génocide, ce serait remettre en cause tout le récit national sur lequel s’est construite la République en 1923.
L’histoire a été écrite une fois pour toutes, le déni s’est enkysté (y compris dans les manuels scolaires), la cécité s’est installée, le pays ne veut pas se pencher sur son histoire et le camp négationniste est aujourd’hui très large : il touche tout l’appareil d’État, le monde politique, les franges conservatrice et nationaliste de la société. Le débat public existe depuis une dizaine d’années, mais il est encore très timide.

Il faut dire qu’à l'origine, le régime de Mustafa Kemal s’est construit en grande partie grâce à des fonctionnaires qui étaient impliqués dans le génocide et se sont retrouvés à des postes clés. En 2014, Recep Tayyip Erdogan, alors Premier ministre, a présenté ses condoléances aux familles des victimes. Pas de pardon comme le demandait la communauté arménienne. Il n’est jamais allé plus loin.
Il y a aussi un aspect pratique : après la reconnaissance pourrait venir le temps des demandes de réparation, de compensations financières voire de restitution des terres. La Turquie n’est pas prête pour le changement. Les chiens aboient, la caravane passe.

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