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Témoignages
"Avant le 24 février, j’étais incapable de tuer quelqu’un" : ces civils ukrainiens devenus soldats du jour au lendemain
Oleksy et Bogdan n'ont pas grand-chose en commun. Sans la guerre, ces deux Ukrainiens ne se seraient jamais côtoyés sans doute. L’un, Oleksy, est un notable, élu local, petit patron, la cinquantaine et père de famille. L’autre, Bogdan, est un jeune homme fragile, la trentaine, des petits boulots avant la guerre, pas vraiment de famille à part sa mère. Ils n’ont pas grand-chose en commun, et pourtant, ils marchent côte à côte dans cette rue de Sloviansk.
Ces deux hommes sont désormais frères d'armes. Leur quotidien, Oleksy le définit simplement : "Nous sommes deux jours ici et deux jours sur le front." En clair, deux jours au chaud à l'arrière et deux jours dans les tranchées glaciales, au plus près de la ligne de front. Dans un petit restaurant, les deux camarades racontent leur vie de militaires et leur nouveau métier : donner la mort. "Je défends notre terre, j’en suis fier. Mais avant le 24 février, j’étais incapable de tuer quelqu’un. Comme on me l’a expliqué, tu ne tires pas sur des gens, tu tires sur des ennemis. Tu te répètes ça et comme nous le dit notre commandant, si tu ne tires pas sur ton ennemi, c’est lui qui te tirera dessus. Voilà ce qu’on nous dit pour que nous n’ayons pas peur de tirer."
La peur de tirer, la peur de se faire tirer dessus. C'est désormais le quotidien de ces deux Ukrainiens depuis des mois maintenant. "La cruauté, c’est le plus dur. Les Russes nous tirent dessus avec tous types d’armes. Mais le plus effrayant, ce sont les tanks."
"Un jour, un tank a tiré à quelques mètres de moi. Le souffle m’a projeté en l’air. J’ai cru que j’allais y passer."
Oleksy, soldat ukrainienà franceinfo
Oleksy, le père de famille, a été blessé sur ce front de Bakhmut, une contusion à la tête. Son jeune camarade Bogdan aussi a été touché, lui à la jambe. "J’ai pris dix ans en une seconde", se souvient le jeune soldat.
Des blessures invisibles
Plus que les éventuelles blessures physiques, c’est surtout sa santé mentale qui semble la plus inquiétante. À 30 ans, Bogdan a vécu des scènes effroyables. "Il m’est arrivé une nuit d’être seul dans la tranchée. J’avais vidé mes quatre chargeurs. Et j’étais sous le feu, sans arrêt. J’entendais des pas sur les branches qui craquaient. J’entendais les Russes s’approcher. Et là, c’est la panique, c'est la peur. À ce moment-là, ma seule pensée, c’était : je n’ai que 30 ans et c’est la fin. Je ne vais rien accomplir de ma vie. Je ne serai plus là pour ma mère. Je n’aurais pas d’enfants. Je ne pourrais plus donner de joie à ceux que j’aime. Voilà mes pensées à ce moment." Grâce à l’intervention in extremis d’Oleksy et de quelques camarades, Bogdan a pu être sauvé cette nuit-là. Mais depuis, le jeune homme revoit la scène dans ses cauchemars : les chargeurs vides, les ennemis qui s’approchent.
Oleksy, lui aussi, dort mal : les tanks russes hantent ses cauchemars, de véritables démons. "Tu rêves des explosions. Tu entends : 'Boum ! boum !' Et tu te réveilles." Aujourd'hui, leur vie est donc aussi rythmée par ces pensées sombres : la nuit, les cauchemars, alors que la journée, même en permission, la paranoïa prend le pas. "Je pense de manière complètement différente, soupire Bogdan. Mon cerveau fonctionne différemment aujourd’hui. Je me répète : si tu ne regardes pas en arrière, on va te poignarder dans le dos."
L'avenir pour tenir
Ces deux civils sont devenus soldats, mais aujourd'hui chacun a une véritable analyse militaire de la situation. Dans le Donbass, on creuse à la hache les tranchées gelées. "Notre tactique n’est pas la bonne, explique Bogdan. Mètre après mètre, les Russes avancent et ils nous tirent dessus avec les Kalachnikov." Comme les autorités ukrainiennes, ces hommes sur le terrain réclament des armes aux Occidentaux pour pouvoir tenir et repousser l'ennemi russe.
"Sérieusement, il nous manque vraiment des armes. Dans notre unité, il n’y a ni tank, ni véhicule blindé."
Oleksy, soldat ukrainienà franceinfo
L’avenir est sombre pour ces hommes et pourtant, c’est l’avenir qui les fait tenir. Les deux camarades espèrent voir arriver la paix dans quelques mois. Oleksy montre les photos de sa famille qui l’attend à la maison. Bogdan, lui, rêve de tout cela : "Je veux fonder une famille heureuse. Une femme, des enfants. Je veux travailler comme un fou pour que ma famille ne manque de rien." Cet entretien fini, Oleksy et Bogdan repartent sur la ligne de front. Bogdan a les yeux qui pleurent. Le froid sûrement, mais pas seulement.
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