Témoignage
"Il était toute ma vie en l'espace de quelques jours" : qui sont les "brouteurs", ces escrocs qui jouent avec les sentiments de leurs victimes ?

Les "brouteurs", ces escrocs d'Afrique de l'Ouest qui tentent de soutirer de l’argent sur Internet, manipulent leurs victimes par les sentiments et les émotions. Emprise, menace, chantage, la pression est souvent très efficace. Que sait-on de ce phénomène en hausse ?
Article rédigé par Gaële Joly
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Depuis plusieurs années, des milliers de Français sont victimes d'escroqueries sentimentales sur Internet. Photo d'illustration (PHOTOGRAPHER, BASAK GURBUZ DERMA / MOMENT RF)

En Côte d’Ivoire, on les appelle les "brouteurs", en référence aux moutons qui se nourrissent sans efforts dans la prairie. Spécialistes de l'imposture, ils touchent leurs victimes au cœur, en se faisant passer le plus souvent pour d'ardents amoureux. Les victimes, une fois prises dans leurs filets, font des choses irrationnelles comme offrir les économies d'une vie ou contracter des prêts en pure perte.

Il y a quelques semaines, le pire est même arrivé. Un homme, originaire du Pas-de-Calais, a été jusqu'à commettre un meurtre sur sa compagne pour rejoindre sa maîtresse rencontrée sur Facebook. En réalité, cette maîtresse était factice et animée par un "brouteur" derrière un ordinateur, dans un cybercafé quelque part au loin. Franceinfo s'est penché sur ce phénomène qui prend de l'ampleur, surtout depuis le confinement.

Faux policier ou faux "crush"

Il y a quelques semaines, notre reporter reçoit une alerte d’Interpol dans sa boîte mail, avec le sigle de l’organisation internationale de la police criminelle, provenant de l'adresse police0nationale@gmail.com. Le "brouteur" l'a contactée ensuite sur son portable avec un numéro de téléphone français : "C'est la police Interpol, se présente son interlocuteur dans un français approximatif. Vous êtes citée dans une affaire de cybercriminalité. Votre adresse email est plusieurs fois relatée dans des sites de la pédophilie, des sites qui sont condamnés", poursuit-il.

"Vous risquez cinq ans de prison. Maintenant vous pouvez vous acquitter de cette amende : 4 978 euros. Du coup, la police vous protégerait."

Un "brouteur" par téléphone

à franceinfo

Devant les doutes de la journaliste, l'homme au bout du téléphone insiste : "Nous n'avons rien à vous arnaquer, vous avez toutes les informations, nous vous demandons de faire confiance." Quand elle lui demande s'il l'appelle de Côte d'Ivoire, l'homme s'agace un peu : "Non, ce n'est pas de Côte d'Ivoire qu'on vous appelle bien sûr. C'est un numéro français". Il finit par raccrocher au nez lorsqu'elle lui demande combien il gagne avec son activité.

"Bonjour, belle dame, comment allez-vous' ?"

Ce type d'escroquerie est de plus en plus fréquente. Mais celle qui a le plus progressé en 2023 par rapport à l'an passé est l'escroquerie aux sentiments, +91%, selon le site Cybermalveillance.gouv. Véronique Paumard, 57 ans, originaire d'un petit village de la Sarthe, en garde un souvenir amer. Employée dans la restauration scolaire, peu habituée des réseaux sociaux, elle a donné, en trois mois seulement, 8 450 euros à un escroc sur Instagram, toutes ses économies des dix dernières années.

Elle détaille le mécanisme d'emprise. "Quand Philippe m'a contactée sur Instagram, il m'écrivait : 'Bonjour, belle dame, comment allez-vous' ?, raconte-t-elle. J'avais très certainement besoin d'échanger avec quelqu'un, et donc j'avais besoin de ces mots, besoin de son attention, ça me rassurait. Alors, quand après 10 jours, il m'a fait sa première demande d'argent, je n'ai pas pu résister. Il était toute ma vie en l'espace de quelques jours."

"J'avais beau avoir des doutes, j'avais décidé de croire à la belle histoire."

Véronique, victime d'une arnaque aux sentiments

à franceinfo

La méfiance de Véronique, pourtant existante, n'a pas pu prendre le dessus. "Philippe, pour me rassurer, m'a appelée le lendemain. J'entendais bien qu'il avait un fort accent africain, je lui ai dit et encore une fois, il m'a retourné le cerveau en me disant que c'était sa voix de Portugais. Et je pense que ça m'arrangeait bien en fait, de rester dans le déni", confie-t-elle. Quelques mois plus tard, Véronique a finalement porté plainte contre lui, avant qu'il ne revienne, sous son vrai jour. Il lui a dit qu'il était ivoirien et qu'il escroquait les femmes depuis l'âge de 12 ans.

Porter plainte le plus vite possible

Lutter contre ces cybercriminels, hors de nos frontières, est très compliqué, confie la commissaire Sophie Robert, cheffe de la brigade de la répression de la délinquance astucieuse (BRDA), spécialisée dans ces dossiers : "Majoritairement les escrocs sont à l'étranger, Côte d'Ivoire, Nigéria, Bénin, mais jamais sur le territoire français. Parce qu'en France, il y a toujours le risque de se faire identifier et interpeller. Donc c'est très difficile de les arrêter." Comme les escrocs utilisent des numéros de téléphone 'on-off', qui permet de faire apparaître des numéros d'origine française, ils échappent à la dénonciation. "La lutte doit donc passer par la coopération judiciaire internationale, qui parfois avec ces pays est longue ou difficile, déplore la commissaire. Souvent, ce sont des intermédiaires qu'on arrive à identifier, quand il y a des intermédiaires en France."

En plus des intermédiaires, il peut aussi y avoir des complices : gare à la surescroquerie. Les complices du "brouteur" peuvent en effet se faire passer pour des policiers et réclamer à nouveau de l'argent pour lancer l'enquête. Depuis le confinement, ces arnaques sont de plus en plus nombreuses. Certaines personnes ont même donné jusqu'à un million d'euros. "On a vu des dossiers avec des personnes qui ont mis les économies d'une vie, relate Sophie Robert. Certaines victimes font même des prêts à la consommation, pour reverser l'argent à la personne en face d'eux."

"Certaines victimes derrière sont tombées en dépression, et certaines ont pu se suicider."

Sophie Robert, cheffe de la Brigade de la répression de la délinquance astucieuse

à franceinfo

Seule la prévention fonctionne, confie la commissaire Sophie Robert. Il faut aussi essayer de porter plainte le plus vite possible. Depuis deux ans, il est possible de le faire directement en ligne, sur la plateforme Thésée. Dans ce cas-là on peut espérer récupérer son argent.

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