:
Enquête
Pizzas Buitoni contaminées à l’E.coli : des salariés révèlent les dysfonctionnements dans leur usine
Six mois après le lancement de l’enquête, des salariés dénoncent une réduction du temps du nettoyage et le recours à une farine plus sensible aux contaminations.
Il y d’abord un sentiment de culpabilité. "On cogite, on ne dort plus. On se demande comment on en est arrivé là. Qu'est-ce qu'on a fait de mal ?" Les traits tirés, Pierre*, un salarié de l’usine de Caudry (Nord) où étaient fabriquées les pizzas Fraîch’Up de la marque Buitoni contaminées à l’Escherichia coli, ressent aujourd’hui le besoin de se livrer. Depuis que le scandale a éclaté, il se sent "responsable quelque part" de ce qui est arrivé. Un sentiment partagé par plusieurs de ses collègues, dont Patrick* : "Ces pizzas, c’était notre vie, notre fierté, explique-t-il la voix étranglée. Notre fierté s’est transformée en honte."
Il y a ensuite le choc de la fermeture de l’usine dans laquelle eux et d’autres salariés travaillent parfois depuis plusieurs décennies. Le 1er avril dernier, un arrêté de la préfecture du Nord ordonne l’arrêt de la production "jusqu’à la remise en conformité avec la réglementation en matière d’hygiène". Patrick, Pierre et leurs collègues tournent alors en rond. Ils continuent à percevoir leur rémunération mais s’inquiètent pour leur avenir.
Il y a enfin le besoin de donner leur version des faits sur les "manquements graves" pointés dans l’arrêté de la préfecture du Nord pour justifier la fermeture de l’usine. Ces manquements, les salariés ne les contestent pas. Mais ils veulent s’expliquer. C’est pour toutes ces raisons qu’avec d’autres collègues, ils ont accepté de parler à la Cellule investigation de Radio France.
Réduire au minimum les temps non consacrés à la production
Ils précisent d’emblée qu’ils n’ont aucune information sur l’origine de la contamination. Une enquête judiciaire est en cours pour permettre de comprendre les causes de l’intoxication qui a fait 56 victimes dont 55 enfants de 1 à 15 ans, et qui a provoqué la mort de deux d’entre eux.
L’enquête a néanmoins permis de révéler des défaillances dans la gestion de l’usine. Celles-ci avaient déjà été pointées par la DGCCRF (Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes) dans trois rapports datant de 2012, 2014 et 2020 (comme l’a révélé le média d’investigation en ligne Disclose). On avait alors découvert la présence de moisissures, de rouille et de peintures écaillées dans l’usine, ainsi que des mites alimentaires sur la ligne de production des pizzas Fraîch’Up.
>> Buitoni : des manquements à l'hygiène signalés depuis dix ans
Le récit des salariés permet d'éclairer ces dérives. "En 2012, Nestlé a mis en place une nouvelle manière de gérer le site. On appelle ça la méthode Lean, explique Maryse Tréton, de de la fédération CGT de l’agroalimentaire. L'objectif est de réduire au maximum tous les temps qui ne sont pas dédiés à la production. On réduit les temps de nettoyage et les temps de maintenance préventive pour faire de la production au maximum."
Trois ans plus tard, en 2015, cette réduction du temps de nettoyage sera inscrite dans un plan dit de "compétitivité". "Jusqu'en 2015, l'usine fonctionnait avec 16 heures de production et 8 heures de nettoyage par jour, précisent Patrick et Pierre. Après 2015, on double quasiment le temps de production pour arriver à 27 heures par jour (en trois équipes de 9 heures) et on divise presque par deux le temps de nettoyage qui passe de 8 heures à 4 heures 45."
"L’état général s’est dégradé"
Selon eux, les conséquences de cette réorganisation ne se font pas attendre : "Pour nous, ça voulait dire aller plus vite sur le nettoyage. Du coup, la priorité, c'était de nettoyer la ligne de production et les machines. Mais pas ce qu’il y avait autour, comme par exemple les murs et les plafonds. Ce n’était plus possible de tout faire." Interrogée sur ce point, la direction de Nestlé France confirme que le temps de nettoyage est aujourd’hui de moins de 5 heures. Mais elle précise qu’elle fait effectuer "des prélèvements microbiologiques systématiques dans différentes zones stratégiques du site."
Cette réduction du temps de nettoyage aurait eu d’autres conséquences. Selon les salariés que la Cellule investigation de Radio France a rencontrés, certaines zones de l'usine qui étaient nettoyées au moins une fois par an avant 2015, ne le seraient plus. "Avant, explique l’un d'eux, on fermait l’usine trois semaines au mois d’août. Pendant ce temps, l’entreprise de nettoyage qui avait un contrat avec l’usine pouvait faire du nettoyage de fond. Depuis, Nestlé ne veut arrêter l’usine qu'une seule semaine en été. Donc, l’état général s’est dégradé."
27 degrés à cause de la climatisation bouchée
Dans l’atelier de boulangerie où est fabriquée la pâte des pizzas Fraîch’Up, "avant 2015, les gaines de la climatisation étaient nettoyées tous les six mois-un an, explique Pierre. Maintenant, ce n’est plus fait et ça se bouche. Quand il fait 40 degrés dehors, comme il y a de la tôle sur les toits, la température monte très haut dans l’atelier, il fait très chaud, ça peut monter jusqu’à 27 degrés." Gilles Salvat, le directeur général délégué du pôle recherche et référence de l’ANSES, l’Agence nationale de sécurité sanitaire alimentaire, précise : "Les produits comme la farine, qui se présentent sous la forme de poudre, créent des poussières dans l'environnement de l'usine qui vont ensuite encrasser ces gaines de filtration. Il faut les démonter et les nettoyer beaucoup plus régulièrement. Sinon, on altère le fonctionnement des systèmes de climatisation et de ventilation. La conséquence de cette altération peut être, selon le scientifique, une élévation de la température qui entraîne un risque de développement rapide des bactéries Escherichia coli, même si rien ne permet d’affirmer que c’est ce qui s’est passé dans l’usine de Buitoni." Interrogée précisément sur ce point, la direction de Nestlé France n’a pas répondu.
Des silos à farine non nettoyés depuis sept ans
La salubrité d’autres zones de l’usine laissait apparemment à désirer. Il s’agit des silos, ces quatre tours géantes de l’usine très visibles de loin, et qui stockent chacune 25 tonnes de farine. "Avant, ils étaient nettoyés une fois par an, au mois d’août pendant la fermeture de l’usine. Depuis 2015, ils ne l’ont plus été à ma connaissance", affirme Patrick. Or, selon le Guide européen des bonnes pratiques d’hygiène pour l’entreposage des céréales que nous avons consulté, il faudrait nettoyer les lieux de stockage au moins une fois par an.
Autre manquement relevé dans l’arrêté de fermeture pris par la préfecture : la présence de rongeurs dans l’atelier de boulangerie. Patrick dit avoir observé un point de passage possible pour les rats : "Juste à côté de la ligne de fabrication de la pizza Fraîch’Up, raconte-t-il, il y a un local où on met les matières premières. Le cariste [le livreur, NDLR] ne ferme pas la porte à chaque fois qu’il descend une palette du camion. Donc la porte reste ouverte et les rongeurs peuvent entrer." Or là encore, selon Gilles Salvat, la présence de rongeurs est "évidemment à éviter absolument dans l'industrie agroalimentaire, parce que ce sont des sources notamment d'infections bactériennes très importantes, y compris potentiellement à la bactérie Escherichia coli, même si c'est rarement la source principale." Interrogée, la direction de Nestlé nous a affirmé qu’elle a fait de la lutte contre les rongeurs une priorité depuis plusieurs années. Elle précise qu’elle s’est engagée à renforcer cette lutte en vue du redémarrage de son usine.
Un changement de farine qui pose question
La piste d’une contamination à l’intérieur de l’usine est l’une des hypothèses avancées par les scientifiques, mais elle n’est pas la seule. Il n'est pas exclu que la farine ait pu être contaminée avant d'être livrée à l’usine. Cette éventualité a été avancée par Christophe Cornu, le PDG de Nestlé France, dans une interview au Figaro en juillet dernier. Et elle est prise au sérieux par Éric Oswald, professeur de bactériologie à la faculté de médecine de Toulouse Purpan. "Ce ne serait pas habituel mais la farine peut avoir été contaminée par du blé souillé par des épandages ou du fumier dans les champs. La bactérie est ainsi en latence dans la farine, explique le professeur. Et c'est lorsque cette farine va être remélangée avec de l'eau et mise à température qu’on risque d'avoir un développement de la bactérie."
Pour parer à cette éventualité, il existe un type de farine traitée thermiquement, c’est-à-dire chauffée pour tuer les bactéries. Elle est régulièrement employée pour la fabrication de pâtes crues, plus propice à la présence de bactéries. Et Buitoni, selon des salariés, utilisait ce type de farine jusqu’en 2021 pour fabriquer la pâte de sa gamme Fraîch’Up. Mais ils affirment qu’après cette date, c’est une autre farine non traitée thermiquement qui aurait été utilisée. "Début 2021, il y a eu changement de farine alors que ça faisait 20 ans qu'on faisait la Fraîch’Up avec la même, nous a-t-on affirmé. On n'avait jamais eu de problème avec cette farine pasteurisée. Et on nous a dit : maintenant vous allez utiliser une pâte classique qui n'est pas pasteurisée. On n’a pas compris pourquoi." Interrogée sur ce point, la direction de Nestlé nous a confirmé qu’elle avait changé la recette des pizzas Fraîch’Up, mais sans donner de précisions sur la nature de la farine qu’elle utilise désormais.
Une alerte, déjà chez Nestlé, aux Etats-Unis en 2009
Et pourtant... En 2009 aux États-Unis, une contamination avec de la farine non chauffée avait intoxiqué près de 80 personnes. "Les victimes avaient mangé de la pâte à cookie crue de la marque Toll Cookie Dough de Nestlé qui contenait la bactérie Escherichia coli", explique Ilana Korchia, une avocate française du cabinet Marler Clark, spécialisé dans les maladies d’origine agro-alimentaire. Ce cabinet a défendu 40 victimes qui avaient dû être hospitalisées, dix d'entre elles ont développé un syndrome hémolytique et urémique (SHU). Ilana Korchia voit dans cette affaire des similitudes avec le scandale Buitoni en France : "Il s’agit de la même marque, du même type de pâte crue et la farine était déjà en cause." À la suite de cette contamination, en 2010 les autorités américaines ont classé la farine dans la catégorie des produits "présentant un danger" et pouvant causer des épidémies d’Escherichia coli. Depuis, aux États-Unis, les produits à consommer crus sont fabriqués avec de la farine traitée thermiquement. Et la mention "Safe" ("sans danger") est clairement indiquée sur les emballages.
*Les prénoms ont été changés
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.