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Enquête
Paris : des dentistes clandestins opéraient à la chaîne des patients pour leur poser des prothèses
C’est le rêve du sourire parfait, vanté sur des plaquettes publicitaires ou sur internet, qui se transforme en cauchemar pour des dizaines de patients parisiens. Des personnes abusées par un cabinet dentaire aux pratiques douteuses, à deux pas de la place de la Concorde. Au mois de mars dernier, ce cabinet ferme brusquement ses portes "en raison d’impayés de loyers entre dentistes associés", explique l’Ordre des chirurgiens-dentistes de Paris à franceinfo. Les patients se retrouvent alors en interruption de soins sans accès à leurs dossiers médicaux et, pour beaucoup, porteurs d’appareils provisoires inadaptés ou endommagés après avoir eu toutes leurs dents arrachées.
Car dans ce cabinet dirigé par un dentiste inscrit à l’ordre des chirurgiens-dentistes français, la spécialité était la technique du "All on Four" (tout en quatre). En clair, la promesse pour les personnes souffrant de déchaussement généralisé d’obtenir une reconstruction totale grâce à la pose de prothèses complètes de 10 à 12 dents, fixées sur seulement quatre implants vissés dans la gencive. La méthode est connue et pratiquée en France par des dentistes formés. Elle réclame au préalable d’arracher toutes les dents de la mâchoire supérieure et/ou inférieure, voire les deux.
Des dentistes clandestins
Rassurés par une adresse prestigieuse, rue de Rivoli face au jardin des Tuileries, et des prix inférieurs à ceux du marché, beaucoup de patients avec de gros problèmes dentaires et peu d’économies ont été séduits par l’offre de ce cabinet. Mais depuis sa fermeture, les témoignages de patients affluent pour dénoncer des pratiques médicales et commerciales trompeuses. Selon les informations de franceinfo, tous ces patients ont été soignés ces dernières années par des dentistes clandestins, venus principalement du Brésil. Les patients décrivent à chaque fois le même scénario : un premier rendez-vous avec le dentiste en titre, une simple radio panoramique et un questionnaire succinct qui aboutissent rapidement à un devis pour la pose d’une prothèse complète sur implants, réclamant l’arrachage de l’ensemble des dents concernées. Puis ces patients disent avoir été livrés à de jeunes praticiens étrangers, le plus souvent brésiliens, pour toutes les étapes précédant l’opération chirurgicale.
"À chaque rendez-vous, c’était des praticiens différents. Aucun ne parlait français."
Une victimeà franceinfo
Nous avons retrouvé une ancienne collaboratrice de ce cabinet. Elle confirme l’intervention de praticiens brésiliens clandestins : "La plupart du temps, ce sont des dentistes brésiliens qui viennent en France pour faire les chirurgies. Quand j'y travaillais, ils dormaient à l'hôtel. Ensuite, il a été question de prendre un appartement au mois pour les loger. Le seul dentiste qui a le droit de travailler en France ne faisait que les devis. On se servait de sa carte CPS (Carte de professionnels de santé) pour télétransmettre à la Sécu. Les devis étaient à son nom, les courriers, les factures, etc. Mais ce n'est pas lui qui faisait les chirurgies en bouche, c'était les Brésiliens que j'ai vus."
Selon nos informations, ces Brésiliens, comme le dentiste installé rue de Rivoli, étaient tous employés de la société Swiss Dental Services, basée au Brésil et qui possède une dizaine de centres au Portugal et au Royaume-Uni. Contactée, elle n’a pas répondu à nos sollicitations. Selon des documents comptables consultés par franceinfo, le cabinet pouvait engranger jusqu’à un demi-million d’euros par mois. Des commerciales insistaient pour avoir des paiements en espèces en promettant en échange des ristournes.
Certains "ne savaient pas ce qu'ils faisaient"
L'un des anciens dentistes du groupe Swiss Dental Services le confirme à franceinfo : "Ils emploient ces gars parce qu'en payant un professionnel en France, ils vont le payer entre 15 000 et 25 000 euros par mois, alors que si vous faites venir quelqu'un du Brésil, ils le paient 5 000 euros. Ils économisent 10 000 à 20 000 euros par mois. Ils fournissent les billets d'avion, le logement, une voiture. Quand je travaillais pour Swiss Dental, je connaissais de vrais dentistes qui travaillaient très bien, mais ils opéraient tous clandestinement. Ils n'avaient pas les autorisations. Mais j'ai aussi connu des gars qui ne savaient pas ce qu'ils faisaient. Ils n'étaient pas dentistes. J'en ai connu un qui est venu opérer en France alors qu'il n'avait jamais fait de chirurgie avant et il y a eu de gros problèmes avec les patients."
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L’une des victimes de ces dentistes témoigne pour franceinfo. Elle a 64 ans, veut rester anonyme et s’apprête à porter plainte. Elle a donné 12 000 euros à ce cabinet dont plus du tiers en espèces pour la pose de deux prothèses complètes. Son opération a mal tourné. "L'opération a commencé à 9h, jusqu'à 20h, avec des gens qui ne parlent pas français."
"Ils ont commencé à me faire l'anesthésie, à arracher les dents. Ils avaient du mal à placer l'appareil d'en bas. J'avais des bleus partout, le visage et tout. J'ai fait des malaises."
Une patiente, victime et future plaignanteà franceinfo
Elle poursuit : "Je leur ai dit : 'Arrêtez, je n'arrive plus à respirer, je n'arrive plus à respirer'. J'avais peur. Je vous le dis franchement, j'avais peur. Je me suis dit 'ça y est je vais finir là'. J'ai encore une infection en bas, j'ai quatre vis qui sortent et qui me font très mal. Je souffre".
"Tout était fait pour convaincre les patients d'accepter cette opération très lourde et d’arracher les dents même saines, nous explique le dentiste repenti de Swiss Dental. Les directives de la direction, c'était d'imposer aux clients les implants complets. Peu importe comment vous devez poser des implants. Vous devez dire aux patients : 'Vos dents ne sont plus bonnes, il faut tout enlever'. Il fallait convaincre le patient de suivre le processus jusqu'au bout et que c'était l'unique solution médicale jusqu'au bout. Parfois c'était justifié, mais très souvent c'était faux."
Depuis la fermeture du cabinet en mars et la disparition du dentiste salarié de ce groupe, plusieurs dizaines de patients français tentent de s’organiser. "Mon dentier est cassé, ça fait presque un an, raconte Eusebio. J'ai fait un crédit à la banque pour faire mes dents. Il faut que je paie encore 6 000 euros à la banque". Sa femme Cindy l’assiste dans ses démarches : "Dans notre cas, on a perdu 9 000 € et on n'a pas les moyens d'aller ailleurs pour se faire soigner. On ne connaît pas la marque des implants, la nature des métaux qui sont aujourd'hui enfermés dans ses gencives. Comment on peut laisser des patients comme ça dans le désespoir ? Qu'est ce qu'on va devenir ?"
L'Ordre des chirurgiens-dentistes et l'Assurance maladie sont saisis
Beaucoup de ces patients ont porté plainte individuellement. D’autres promettent de le faire. L’avocate Chloé Méléard porte plusieurs de ces plaintes. "Nos clients sont dans une grande détresse médicale et morale. Ils attendent énormément des autorités pour faire la lumière sur cette situation, dit-elle. Récupérer les informations médicales, c'est parfaitement légitime pour un patient, d’avoir le droit d'avoir accès à l'intégralité des informations médicales qui le concernent. C'est ce qu'on nous cherchons à obtenir actuellement".
En parallèle des suites pénales de cette affaire, l'Ordre parisien des chirurgiens-dentistes et la Direction régionale du service médical de l’Assurance maladie Île-de-France viennent de se saisir du dossier. Les premiers signalements de dérives dans ce cabinet remontent pourtant à plus d’un an. Contacté par franceinfo, l’Ordre annonce que des poursuites disciplinaires vont être lancées lundi prochain. "Nous ne connaissons pas encore tous les éléments de cette affaire, explique Geneviève Wagner, de l’Ordre national des chirurgiens-dentistes (ONCD), mais tous les dentistes étrangers intervenant [sur le territoire français] sont obligatoirement autorisés à exercer par l’ONCD. La technique du 'All on Four' est pratiquée en France par des dentistes formés et spécialisés, avec du matériel agréé. Le dentiste doit d’abord réaliser un examen et un interrogatoire poussé avec le patient (antécédent, allergies, etc.), une radio et un scanner spécifique (Cone Beam) pour évaluer la quantité et la qualité d’os disponible. Il faut ensuite suivre attentivement le patient pour évaluer si les implants tiennent correctement avant la pose de l’appareil définitif. L’éthique du dentiste, c’est de prolonger la vie des dents du patient. Ce n’est pas d’arracher toutes les dents encore viables pour poser une prothèse et des implants".
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