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"C'était long, injuste" : le parcours du combattant des agriculteurs victimes des pesticides pour être indemnisés à hauteur de leurs séquelles

Le chemin des agriculteurs pour faire reconnaître leur statut de victime des pesticides est parfois très long. Malgré les tableaux des maladies professionnelles, le lien avec l'utilisation des produits phytosanitaires n'est pas toujours reconnu.
Article rédigé par Sandrine Etoa-Andegue
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Antoine Lambert, agriculteur victimes des pesticides, sur ses terres à Vexin-sur-Epte (Eure), mars 2024 (SANDRINE ETOA-ANDEGUE / FRANCEINFO / RADIO FRANCE)

"Avant, je n'étais pas gêné de travailler, de faire des longues journées. Aujourd'hui, j'ai une fatigue chronique permanente du fait de la chimio." La vie d'Antoine Lambert, 54 ans, a brutalement changé avec la découverte de son cancer du sang, en 2021. "On a un semoir dans lequel il faut mettre 800 ou 900 kilos de semences donc un par un, vous prenez les sacs de 25 kilos et vous montez l'escalier. Ça, c'est des choses que j'ai énormément de mal à faire", décrit l'agriculteur dans l'un des hangars de sa ferme, située à Vexin-sur-Epte, dans l'Eure. Il fait partie de ces agriculteurs pour qui le chemin vers la reconnaissance du statut de victimes des pesticides est un parcours du combattant.

Sa maladie est inscrite au tableau des maladies professionnelles. Le lien avec les produits utilisés sur ses 170 hectares de grandes cultures céréalières est évident mais son dossier a été refusé. "Tout le monde considérait que je ne pouvais pas avoir été exposé au benzène puisqu'il avait été interdit dans les années 1990 et que j'ai commencé à travailler après. Sauf que des histoires assez récentes ont démontré qu'en 2000-2010, le benzène était toujours présent dans des phytos [produits phytosanitaires]. Et donc, puisque j'avais utilisé ces produits, l'exposition était évidente", raconte celui qui est aussi président de l'association Phyto-victimes, qui accompagne les professionnels victimes des pesticides.

"J'ai été obligé de mettre l'organisme de sécurité sociale, la MSA [la Mutualité sociale agricole], au tribunal."

Antoine Lambert, agriculteur et président de l'association Phyto-victimes

à franceinfo

"Si je ne les avais pas mis en justice pour m'opposer à leur décision, aujourd'hui, je ne serais pas reconnu et je n'aurais jamais pu prétendre à une indemnisation", explique Antoine Lambert.

Le combat continue pour obtenir une meilleure indemnisation car son taux d'incapacité est sous-évalué selon lui : "J'estime que ce taux-là n'est pas du tout suffisant parce que l'intégralité des séquelles que je suis obligé de supporter au quotidien n'est pas prise en compte, estime-t-il. Pour la maladie professionnelle, on est indemnisé de manière forfaitaire et par rapport à l'incapacité de travail mais pas du tout par rapport à la perte économique qu'on peut avoir sur une exploitation. L'association demande donc une indemnisation intégrale, comme ça peut l'être dans d'autres fonds d'indemnisation comme l'amiante ou pour les essais nucléaires."

"Elle ne se rendait pas compte, comme tous les agriculteurs"

Le chemin a aussi été long pour Jean-Louis Emeriau, veuf d'Odette Gruau, morte à cause d'une tumeur au cerveau, un glioblastome à 67 ans, le 17 juin 2020, un an après son départ en retraite. "C'était long, un peu injuste", confie-t-il. Deux premiers jugements ont rejeté la reconnaissance de la maladie professionnelle, avant qu'un troisième jugement, en novembre 2023, la reconnaisse. Tout au long de cette procédure, Jean-Louis Emeriau a été accompagné par le collectif de soutien des victimes de pesticides de l'Ouest.

Jean-Louis Emeriau chez lui avec une photo de sa femme, mars 2024 (SANDRINE ETOA-ANDEGUE / FRANCEINFO / RADIO FRANCE)

Odette, agricultrice passionnée pendant 30 ans avait déjà eu deux cancers, du sein et de l'utérus, avant cette tumeur cancéreuse, qui n'est pas inscrite au tableau des maladies professionnelles. Un pneumologue lui avait demandé d'arrêter les élevages en 2011 mais c'était impossible faute de revenus. "Pour moi, le pire ce sont les produits de traitement du sol, des céréales, raconte Jean-Louis Emeriau. J'ai fait le traitement avec elle sur le tracteur, Odette conduisait et moi je tenais les manettes par-derrière. Ça ne sentait pas bon, j'avais dit qu'il fallait mettre un masque mais on ne voyait pas vraiment la nécessité. Elle ne se rendait pas compte, comme tous les agriculteurs. Ça marche, donc il faut foncer, il faut y aller. Il n'y a pas d'autre solution." Son cancer a été reconnu comme maladie professionnelle mais hors tableau.

10 000 victimes potentielles

Depuis début février, Jean-Louis Emeriau touche une indemnisation d'un millier d'euros par mois, une rente rétroactive. Elle est versée par le fonds d'indemnisation des victimes de pesticides, une instance créée il y a plus de trois ans. Au lieu des MSA départementales et régionales, c'est ce fonds qui désormais centralise les demandes de toutes les personnes exposées à des pesticides dans leur travail. "Dans la grande majorité, ce sont des accords. Une offre d’indemnisation est faire à la victime qui a quatre mois pour réfléchir et l’accepter", explique Christine Dechesne-Céard, qui pilote le fonds. En trois ans, il y a eu un peu moins de 2 000 indemnisations. "Ça correspond à environ plus de 90% des demandes qui nous ont été adressées", précise Christine Dechesne-Céard. Un chiffre à comparer aux 10 000 victimes potentielles estimées par trois inspections d'État en 2017.

Cette différence fait dire à Michel Besnard, président du collectif de soutien aux victimes des pesticides de l'Ouest, qui milite pour un élargissement du nombre de maladies professionnelles, qu'il y a une forme d'autocensure chez les agriculteurs.

"Reconnaître que ce qui a fait la base de son métier, de sa vie, c'est ce qui fait qu'on est très malade aujourd'hui , c'est très difficile à accepter."

Michel Besnard

à franceinfo

"Souvent, les gens nous contactent une première fois et mettent plusieurs semaines ou plusieurs mois à revenir et à faire la démarche, raconte Michel Besnard. Je rencontre beaucoup de malades qui n'osent pas dire à leur entourage qu'ils ont Parkinson. Ils ne veulent pas en parler autour d'eux alors faire la démarche de maladie professionnelle, c'est encore un pas beaucoup plus important."

Il estime par ailleurs, comme d'autres associations, que le montant de la rente ne prend pas suffisamment en compte les séquelles sociales et familiales des victimes. "C'est un collège de médecins qui rend un avis sur un taux d'IPP [incapacité permanente partielle], répond Christine Dechesne-Céard. Ce collège se base sur "des échanges entre praticiens, le médecin traitant et éventuellement le médecin-conseil", sur des "barèmes" et sur "l'ensemble des dossiers au niveau national". "Ce n'est pas fait de façon isolée. C'est sur des cas et un historique bien plus ancien que le fonds. C'est donc une décision collégiale et médicale", détaille-t-elle.

Une autre critique récurrente est la méconnaissance de certains médecins qui établissent le certificat initial, essentiel à la reconnaissance, mais aussi le financement même de ce fonds de subventions. Son budget de 16 millions d'euros repose essentiellement sur les recettes de la taxe sur les pesticides. "On peut se poser la question de l'enveloppe et le rapport de soumission de la MSA aux industriels des pesticides puisque le fonds est approvisionné en partie par les fabricants de pesticides, relève Étienne Heulin, agriculteur du Maine-et-Loire touché par un cancer de la prostate et qui représente la Confédération paysanne au sein de la Cosmap, la Commission supérieure des maladies professionnelles. Le fonds n'a d'avenir que si les pesticides continuent donc c'est la grosse ambiguïté du sujet : quid de l'indemnisation des victimes des pesticides si on supprimait les pesticides ?" Il interpelle le législateur et reste inquiet après la mise à l'arrêt du plan Écophyto, qui vise à réduire de 50% l'usage des pesticides d'ici 2030, annoncée par le gouvernement en réponse aux manifestations des agriculteurs.

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