Réforme de la sûreté nucléaire : fusionner l'IRSN et l'ASN "ne doit pas être un recul pour la recherche", alerte Thierry Charles, ancien cadre de l'IRSN

La réforme controversée de la sûreté nucléaire revient lundi en débat à l'Assemblée nationale. Le gouvernement souhaite une fusion entre l'ASN, gendarme du nucléaire, et l'IRSN, expert technique du secteur. Thierry Charles, ancien directeur général adjoint de l'IRSN, nous livre son analyse.
Article rédigé par Isabelle Raymond
Radio France
Publié
Temps de lecture : 8 min
Thierry Charles, ancien directeur général adjoint de l'IRSN. (RADIOFRANCE)

Par deux fois, le gouvernement a tenté de fusionner deux organismes de sûreté nucléaire en une autorité administrative indépendante, "plus puissante, plus indépendante, plus attractive", selon le ministre de l'Industrie Roland Lescure, qui porte désormais le projet de loi. Il s'agit techniquement de regrouper l'Autorité de sûreté du nucléaire (ASN), le gendarme des centrales, et l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), chargé de l'expertise technique.

Thierry Charles, ancien directeur général adjoint de l'IRSN, était précisément en charge de la sûreté nucléaire. L'examen du texte commence lundi 11 mars dans l'hémicycle. Il fait l'objet d'une très forte contestation : opposition d'élus, de syndicats, de salariés, de politiques aussi, avec une motion de rejet préalable déposée par le groupe Liot. L'opposition craint notamment une opacité et préférait garder une séparation entre expertise et décision.

franceinfo : Fusionner ces deux organismes, est-ce une bonne idée ?

Thierry Charles : Le système que l'on connaît, avec deux acteurs, est un système très ancien. Quasiment depuis le démarrage du contrôle du nucléaire en 1973, il y a toujours eu un expert, c'est-à-dire une entité qui va analyser les risques pour le compte d'une autorité, qui ensuite prendra sa décision. Ce système-là a perduré pendant environ 50 ans. Et brutalement, une décision a été donnée à la suite d'un conseil de politique nucléaire en février 2023, sur la base d'un rapport secret. C’est-à-dire sans que l'on connaisse la raison, on a acté du jour au lendemain que l'on devait finalement regrouper officiellement, je dis bien officiellement, les deux organismes pour faciliter la mise en œuvre du nouveau nucléaire, pour le fluidifier.

Le grand projet du nucléaire de la France comprend la construction de six EPR à partir de 2035, ainsi que des petits réacteurs SMR. Selon l'entourage du ministre en charge de l'Industrie, cette fusion permettrait de renforcer la sûreté nucléaire pour apporter plus d'efficacité, plus de rapidité dans les processus de décision. Comprenez-vous cette démarche ?

Le fait de réfléchir, lors de cette relance du nucléaire, à la fois à l'industrie qui va la construire et au système qui va le contrôler, c'est entièrement normal. Par contre, ce qui est anormal, c'est de ne pas faire d'étude avant de faire cette modification.

"Il n'y a pas eu de rapport étudiant les points forts et les points faibles du système actuel et pas de réelle étude d'impact."

Thierry Charles

à franceinfo

Le seul rapport qui existe vient de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, qui a fait un point en juillet 2023 sur les conséquences d'un regroupement. Mais il n'est pas allé très loin et a conclu qu'il fallait regrouper sans même argumenter.

Quels sont les risques ? Y a-t-il de vrais risques de désorganisation ?

Il est clair que dans l'état actuel, il y a un fort risque de déstabilisation. On ne passe pas d'un système à deux acteurs à un seul acteur du jour au lendemain, pour une mise en œuvre début 2025, c'est demain ! Ça voudrait dire que dès maintenant, on saurait ce qu'on veut faire, or ce n'est pas le cas.

S'il y a un seul acteur, on peut comprendre que les décisions soient plus faciles à prendre, plus rapides également.

Justement, que veut dire "plus faciles à prendre" ? Que demande-t-on à un système de contrôle ? On lui demande d'être compétent et de donner de la confiance.

Certes, on ne perd pas en compétences au point de départ. Mais, un point fondamentalest la gestion de la recherche, dans un système comme celui-ci. L'expertise suppose de la connaissance, et la connaissance est basée sur la recherche. L'IRSN est constitué de deux grandes activités : de la recherche et de l'expertise. Il faut faire perdurer la recherche. La structure administrative que constitue l'ASN est une structure qui fait partie de l'État, qui utilise les outils de l'État. Et pour faire perdurer de la recherche dans un système fusionné, ce n'est pas évident.

"La structure administrative de l'ASN, qui absorberait l'IRSN, n'est pas un système qui facilite la mise en œuvre de la recherche. Or il faut préserver la recherche."

Thierry Charles

à franceinfo

En fait, vous avez en fait deux entités complémentaires, qui vont d'un côté expertiser et de l'autre décider. Quand vous avez un seul système, il est moins robuste. Pourquoi ? Parce qu'un cas de pression, c'est un seul acteur qui prend toute la pression. Voilà l'un des risques. Le deuxième risque concerne le degré de confiance à donner à nos concitoyens. Un système à deux acteurs, c'est complémentaire, chacun amène de l'information un peu différente. Dans le nouveau système, on n'en voit plus qu'un seul. Pourquoi le gouvernement veut-il faire cette évolution-là ? C'est pour faire taire l'IRSN globalement.

Ça, c'est ce que vous dites.

Oui, quand vous regardez ce qui est écrit, ce qui est mis en cause, c'est que l'IRSN parle trop. Il rend ses avis à l'autorité de sûreté, et en même temps, il les place sur internet. Donc tout un chacun peut accéder à de l'information et ce qui est dit, c'est que ceci est complètement anormal. On voit bien que dans l'avenir, le système sera beaucoup plus "contrôlé", on va dire.

On voit que le gouvernement persiste. Ce projet de fusion a été rejeté par deux fois et il est présenté à nouveau, aujourd'hui. Comment l'expliquer ?

L'argumentaire est de "fluidifier" et "faciliter". Un seul acteur, pourquoi pas, mais on ne peut pas le faire sans réflexion, sans risquer un retour en arrière par rapport aux acquis actuels, notamment un recul sur la recherche.

Il y a autre chose, c'est la séparation de la sécurité et de la sûreté, avec une partie sécurité qui passera sous la houlette du CEA, le Commissariat à l'énergie atomique, et donc du ministère de la Défense. Est-ce également un risque ?

L'IRSN a été créé comme un creuset de l'expertise du risque nucléaire. Il y avait la sûreté civile, la sûreté de défense, la sécurité des matières nucléaires et la malveillance, et puis tout ce qui a trait à la protection des personnes et de l'environnement. Donc ce creuset-là allait répondre à un ensemble d'autorités, l'ASN civile, l'ASN défense, la Direction générale de la santé, du travail, ainsi de suite. Ce creuset permettait d'avoir une cohérence d'ensemble.

Demain, ça sera morcelé. Par exemple, la sûreté civile va aller à l'ASN et la sûreté de défense va aller à la Défense. La sécurité va être traitée par le système de défense qui, lui, ne connaît pas les installations civiles. Et donc on perdra en cohérence et en matière de sécurité, on aura un système très hybride qui va être assez compliqué à faire fonctionner.

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