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Bernard Stiegler, jamais dans la demi-mesure

Hind Meddeb retrace aujourd'hui l'itinéraire hors norme du philosophe Bernard Stiegler. Spécialiste des nouvelles technologies, il a fondé l'association "Ars Industrialis" et l'Institut de recherche et d'innovation au Centre Pompidou.
Article rédigé par franceinfo
Radio France
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Avant de devenir l'un des plus grands philosophes de sa
génération, Bernard Stiegler a eu plusieurs vies. Il a été militant communiste,
ouvrier, artisan, agriculteur, restaurateur, patron d'un club de jazz...

Bernard Stiegler grandit à Villebon sur Yvette, un petit
hameau isolé en pleine campagne où son père, ouvrier électricien, est promu
pour gérer un émetteur de la radiotélévision française. A l'âge de 7 ans, la
famille déménage à Sarcelles en banlieue parisienne : "Ce fut un choc.
La ville était en pleine construction. Il y avait de la glaise partout. Mais on
n'était pas malheureux à Sarcelles, même si au début c'était très dur. Les gens
étaient très pauvres
."

"La politique du parti communiste était extraordinaire"

A Sarcelles, Bernard Stiegler se forme à l'école communiste.
"La politique du parti communiste était extraordinaire. J'ai été
communiste moi-même. J'ai bénéficié de cette politique. J'allais au cinéclub
tous les samedis soirs. Il y avait même un festival de théâtre, j'ai découvert
Molière et Eschyle
", se souvient le philosophe.

La première fois qu'il découvre la politique "c'était
en 1961, une manifestation contre l'OAS. Mon père a dit "je vais aller manifester
avec les communistes" et ma mère n'était pas d'accord parce qu'elle était
gaullienne. (...) Une partie de ma famille était composée de résistants communistes. Il
y a même une rue de Paris qui porte le nom de ma tante.
"

Bernard Stiegler se politise "contre les fachos"

Puis ses parents déménagent dans le 16e arrondissement de
Paris. Confronté aux élèves militants d'extrême droite dans son lycée, Bernard
Stiegler décide de s'engager politiquement. "Au lycée dans le 16e arrondissement, il y avait les
jeunes du mouvement occident, les anciens OAS, je me suis politisé contre les
fachos, contre les anciens OAS
", raconte-t-il.

En 1968, il  est aux
premières loges de la révolte étudiante. "Je n'ai pas le bac moi. Une des
raisons, c'est mai 68. Je faisais partie de l'Union des lycéens ; il y a
un lycéen de Condorcet qui a été viré par l'administration. On a été faire une
manif. C'était en février 1968. C'est la première manifestation de 1968. C'est
montré dans un film de Romain Goupil. Il filmait en super 8
",
explique Bernard Stiegler.

"1968 a été pour moi un grave échec"

Après mai 68, le philosophe fait son entrée au parti
communiste et c'est là qu'en simple autodidacte, il se forme à la philosophie
et à la politique. "D'abord, 1968 a été pour moi un grave échec. Je n'ai
pas du tout eu l'impression que c'était un moment de révolution. Je suis rentré
au PC parce que je pensais que les petits bourgeois étudiants étaient
complètement à côté de la plaque
."

"Moi, je croyais absolument à la possibilité de changer
la société française. Je croyais dans l'action politique conduite par la
philosophie de Marx. J'ai beaucoup milité pendant 8 ans. J'étais impressionné
par la culture des militants communistes. Je vendais la presse du parti. J'ai
découvert la revue
La nouvelle critique dans laquelle des penseurs comme
Barthes et Christeva écrivaient. C'est là que j'ai fait ma culture
."

"Moi je croyais à l'émancipation par la culture,
l'intelligence, le débat et je croyais à la musique, au jazz. Je m'y suis
intéressé par hasard, les disques de mon oncle. Un bistrot, puis un club de
jazz, l'écume des jours
."

De Paris au à la campagne...

Bernard Stiegler ne fait pas d'études, il se forme à l'école
de la vie et enchaîne les petits boulots alimentaires : "J'ai été
manœuvre pour un maçon, j'ai fabriqué des bijoux artisanaux, j'ai été garçon de
course, agent de planning dans un atelier, je suis entré dans le monde des
ouvriers, mais on était très mal payé. Je n'arrivais pas à payer mon loyer. Je
m'étais marié, j'avais une fille, Barbara
."

Il décide alors de quitter la ville et de tenter sa chance à
la campagne. Bernard Stiegler se rappelle : "Un jour, j'ai reçu un
avis d'expulsion. J'ai décidé de partir à la campagne,  j'ai débarqué dans
le Lot-et-Garonne où la famille de ma femme avait une ferme, je suis devenu
ouvrier agricole, puis j'ai acheté une ferme, je cultivais, je conduisais un
tracteur, j'adorais ça. Ça a duré dix ans. Mais j'ai dû m'arrêter avec la
sécheresse de 1976. Un jour, j'ai tout vendu
."

...de la campagne à Toulouse...

Bernard Stiegler abandonne alors sa ferme pour revenir à la
ville : "J'ai acheté avec mes traites un resto pourri à Toulouse, ça
a commencé doucement, et à la fin, c'était 100 couverts tous les soirs, j'ai mis
de la musique, toute la jeunesse de Toulouse venait là.  Ça s'appelait "La
marmite en folie". J'étais un gestionnaire nul, tout le monde tapait dans
la caisse, mais ça ne me dérangeait pas. Mon seul objectif c'était de
faire écouter de la musique, faire découvrir les disques de la semaine à mes
clients. Malheureusement, tout ça ne s'est pas très bien fini
."

Un jour, une bagarre entre ses clients au restaurant et un
régiment de parachutistes tourne mal. Descente de police : "Les flics sont arrivés. Ils
ont ramassé tout le monde. Le lendemain, ils sont  revenus. Ils ont
fouillé tout le monde. Ils ont trouvé de tout. Ils m'ont mis sous pression. Ils
ont voulu passer un marché avec moi. Je n'ai pas marché. Ils ont fermé le
bistrot
."

"Du jour au lendemain, je me suis retrouvé sans fric,
j'ai été braquer ma banque. Je suis devenu un petit bandit. J'étais devenu un
peu fou. Je ne vivais plus que la nuit. Après on y prend goût, bourré
d'adrénaline, c'est meilleur que toutes les drogues, de la bonne came que l'on
fabrique soi-même. Je m'y attaquais tout seul
."

...de Toulouse à la prison...

Au quatrième braquage, Bernard Stiegler se fait prendre. Il
est arrêté et condamné à cinq ans de prison. Derrière les barreaux, ce sont les
livres qui vont le sauver : "Je n'ai pas déprimé longtemps. J'ai
commencé à lire. J'ai découvert qu'il y avait une grande bibliothèque. J'avais
de la chance, j'étais très ami avec un prof de philo de la fac de Toulouse. Et
il m'a contacté tout de suite, il a obtenu un droit de visite d'avocat, 
ce qui est complètement illégal mais comme il était connu et apprécié à
Toulouse, il est allé voir mon juge et il l'a convaincu
."

...de la prison au gouvernement

Ses années de prison, de 1978 à 1983, Bernard Stiegler les
met à profit pour étudier la linguistique et la philosophie : "Comme
je n'avais pas le bac, j'ai passé un examen pour entrer à l'université. Je
travaillais 15 heures par jour. J'avais des super notes. Les profs me
disaient, faut passer l'agrégation de philosophie quand vous sortirez mais en
fait quand on a un casier judiciaire, on n'a pas le droit de passer
l'agrégation car c'est un concours de fonctionnaires
."

A sa sortie de prison en 1983, Bernard Stiegler devient
consultant pour le secrétaire d'état à la délinquance. Puis il dépose sa
candidature au Collège international de Philosophie. On lui confie la direction
d'un séminaire. Depuis septembre 2010, il propose un cours de philosophie en
ligne ouvert à tous pour lequel il suffit de se connecter au site Pharmakon.fr.
Il est également le fondateur de l'association Ars Industrialis et de
l'Institut de recherche et d'innovation au Centre Pompidou
.

 

Bernard Stiegler en huit dates

1952  : Naissance à Villebon-sur-Yvette (Essonne). 

1978-1983  : Passe cinq ans en prison pour une série de
braquages. 

1984  : Devient directeur de programme au Collège
international de philosophie. 

1993  : Soutient sa thèse sous la direction de Jacques
Derrida. 

1996  : Est nommé directeur adjoint de l'Institut
national de l'audiovisuel (INA). 

2005  : Fonde l'association Ars Industrialis, pour
mettre la technique au coeur de la philosophie. 

2006  : Crée l'Institut de recherche et d'innovation
(IRI) au centre Pompidou. 

2010  : Crée une école de philosophie à
Epineuil-le-Fleuriel (Cher), où il organise chaque année une académie d'été.

 

Ses dernières publications

États de choc. Bêtise et savoir au XXIe siècle (Mille et une
nuits) et L'École, le Numérique et la Société qui vient (avec Julien Gautier,
Denis Kambouchner, Philippe Meirieu et Guillaume Vergne).

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