Le pronom "iel" : débat linguistique ou polémique politique ?
Tous les jours, Clément Viktorovitch décrypte les discours politiques et analyse les mots qui font l'actualité.
Le pronom "iel", contraction de "il" et "elle", vient de faire son entrée dans la version en ligne du dictionnaire Le Petit Robert. Ce pronom personnel sujet de la troisième personne vise à "évoquer une personne, quel que soit son genre". Ce pronom est donc non genré et son emploi est "rare", précise le dictionnaire. L'initiative n’est pas du goût de tout le monde au gouvernement et crée la discorde.
Tout est parti d’une lettre ouverte, adressée mardi 16 novembre par le député LREM François Jolivet à l’Académie française, dans laquelle il se dit "stupéfait de cette initiative". Il a été soutenu en cela, très vite, par Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’Éducation nationale. "Quand un dictionnaire est un dictionnaire de référence - y compris pour nos enfants - on ne peut pas se permettre d'être dans une espèce d'inventivité qui n'a rien à voir avec ce qui est la langue, tout simplement", justifiait-il mercredi sur LCI.
Avant d'aller plus loin, il faut commencer par rappeler quelques points fondamentaux. Qu’est-ce qu’un dictionnaire ? Ce n’est pas un outil normatif, mais descriptif. Le dictionnaire ne décide pas de comment il faut parler, il se contente de décrire la manière dont les individus parlent. On dit qu’il "consacre les usages". L’accusation de Jean-Michel Blanquer, selon laquelle Le Robert verserait dans l’inventivité, est donc hors-sujet. L’objectif est simplement de permettre à quelqu’un qui rencontrerait le pronom "iel" dans un texte et qui ne le comprendrait pas d’avoir une ressource à laquelle se référer.
L'avenir d'une langue déterminée par son usage
En parallèle, Jean-Michel Blanquer se montre critique à l’égard de l’écriture inclusive depuis longtemps. C'est cela qui, plus généralement, est en jeu. Il l’a d'ailleurs dit dans son tout premier tweet sur le sujet : "Je soutiens évidemment la protestation de François Jolivet. L’écriture inclusive n’est pas l’avenir de la langue française."
Cela aussi vaut la peine qu’on s’y arrête un instant. L’avenir d’une langue, c’est l’usage qui le détermine. Il s’agit, me semble-t-il, d’un des quelques points d’accord entre tous les linguistes. Vous pouvez proposer tous les codes que vous voulez, des plus traditionnels aux plus innovants, la seule chose qui compte est de savoir si la communauté linguistique va s’en emparer. En résumé, ce sont les gens qui parlent la langue qui décident de l’avenir de leur langue : ce n'est ni l'Académie française, ni Le Robert, qui est un dictionnaire privé, ni le ministre de l’Éducation nationale.
Au-delà de "iel", c'est le "wokisme" qui est visé
De fait, ce pronom possède un usage, encore rare mais croissant, chez des personnes qui ne s’identifient ni comme homme, ni comme femme, d’après les documentalistes du Robert qui ont répondu à Jean-Michel Blanquer. D’ailleurs, cette position se retrouve jusqu’au cœur du gouvernement. "Pourquoi est-ce si choquant de dire que, potentiellement, on peut dire "iel" parce que ça vient enrichir la langue et que c'est un pronom neutre ?", a ainsi défendu mercredi sur franceinfo Élisabeth Moreno, ministre chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes. "C'est un progrès pour les personnes qui ont envie de se reconnaître dans ce pronom et je ne vois pas ce que ça enlève à ceux qui n'ont pas envie de l'utiliser."
La position d’Élisabeth Moreno est donc très différente : elle quitte le terrain de la discussion théorique pour s’intéresser aux usages linguistiques et aux ressentis des individus. Cela met en lumière l'aspect politique de la réaction de Jean-Michel Blanquer et François Jolivet. Au-delà du pronom "iel", c’est autre chose qui est visé. D’ailleurs, François Jolivet le dit très bien : "Je vois là un premier pas ou un stigmate de la culture woke, qui s'exprime parfois dans la langue inclusive", affirme-t-il sur LCI.
Voilà donc l’adversaire qu’il convenait de frapper : le supposé "wokisme", dont j’ai eu l’occasion de dire qu’il était surtout devenu un mot épouvantail, sans contenu précis, visant à disqualifier les mouvements de lutte contre le racisme, le sexisme et les discriminations. Le pronom "iel" n’est rien d’autre qu’un nouveau terrain où déployer cette lutte politique. Le problème, c’est que derrière ce pronom, il y a des individus, qui revendiquent de s’identifier comme "non binaire" ou "au genre fluide". On peut ne pas comprendre ces personnes mais cela ne nous empêche pas d’entendre qu’elles aient un vécu différent du nôtre. Pour conclure, j'en reviens à la lettre de François Jolivet, d’où tout est parti. Il écrit : "Ce genre d’initiative aboutit à une langue souillée." A-t-il songé un instant à la manière dont ses mots pouvaient être reçus par les individus concernés ?
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