Élisabeth Borne et l’impuissance de l’État
Tous les jours, Clément Viktorovitch décrypte les discours politiques et analyse les mots qui font l'actualité.
C'est l'une des questions économiques de ce début d'année : le partage de la richesse créée par les entreprises. En 2021, les sociétés du CAC40 ont dégagé 137 milliards d’euros de profit, ce qui n’a pas été sans relancer les débats sur l’augmentation des salaires et la diminution du temps de travail. Deux options rejetées par le gouvernement, dont la rhétorique vise à faire passer ses décisions pour une fatalité.
Comme souvent c’est le cœur du problème, et nous avons pu l'observer jeudi 3 février avec Élisabeth Borne. La ministre du Travail était l’invitée de BFMTV. Elle adhère à l’objectif de mieux partager la richesse dégagée par les entreprises, que ce soit par des hausses de salaires ou de la participation. Mais quels sont les leviers actionnés par le gouvernement pour y parvenir ? Là, ses réponses sont tout de suite plus floues. "On recommande très fortement d'avoir des accords dans les entreprises pour partager la richesse qui est produite, déclare la ministre du Travail. Moi j'avais demandé, à ces branches, à ces secteurs d'engager des discussions./ On a donné tous les outils./ On a montré qu'on était assez insistants./ Je les invite à nouveau à engager des discussions pour revaloriser leurs grilles."
Aucune mesure contraignante
Nous sommes au summum de la fermeté gouvernementale ! Le champs lexical est celui de l’incitation, toutes les phrases sont modalisées, c’est-à-dire qu’elles contiennent des éléments d’atténuation ou de prudence, bref : la ministre du Travail explique clairement qu’elle ne compte prendre aucune mesure contraignante.
Le gouvernement a d'ailleurs toujours été clair sur le fait qu’il préférait se reposer sur le dialogue social plutôt que d’imposer une décision. Et d’ailleurs, il en va de même pour l’autre sujet qui est sur la table en ce moment : une éventuelle réduction du temps de travail. "Je pense que dans certaines entreprises, il peut y avoir des négociations pour mettre en place une semaine de quatre jours mais je pense qu'onne peut pas du tout imposer une telle mesure, répond Élisabeth Borne. Je pense que ça peut se discuter dans certaines entreprises. / Je pense que c'est un choix de l'entreprise. / Ce n'est pas une mesure qu'on décide d'en haut. / Je ne pense pas que ça puisse être une mesure générale. / Je vous dis moi, c'est des choix d'entreprise." Voilà, difficile d’être plus clair : si des réductions du temps de travail devraient être décidées, cela ne pourrait intervenir qu’au terme d’une négociation entreprise par entreprise.
>> Temps de travail : la semaine de quatre jours expérimentée en Espagne
Difficile de reprocher au gouvernement français ce choix, s'il était pleinement assumé comme tel. Mais déjà, dans les extraits de l'interview listés, il y a des éléments qui méritent qu’on s’y arrête. Vous ne l’avez peut-être pas vu passer, mais Élisabeth Borne nous dit : "On ne peut pas du tout imposer une telle mesure", en parlant de la réduction du temps de travail. Alors si. On peut. On l’a même déjà fait : en 1982, pour passer de 40 à 39 heures. Et en 1998, pour passer de 39 à 35 heures. Etaient-ce de bonnes ou de mauvaises décisions : chacun jugera. Mais ce qui n’est pas contestable, c’est qu’il était possible de les prendre, contrairement à ce que nous dit, aujourd’hui, la ministre du Travail. Et d’ailleurs, elle va même un cran plus loin. "Je pense qu'il y des entreprises dans lequel ça peut se mettre en place mais en tout cas, ce n'est pas le rôle de l'État et en tout cas je ne préconise pas du tout qu'on impose une telle règle à toutes les entreprises," assure Élisabeth Borne.
De l'idéologie sans le dire
"Ce n’est pas le rôle de l’État". Factuellement, cette phrase est une contre-vérité. C’est évidemment une prérogative de l’État de réduire, s’il le désire, la durée légale du travail. Est-ce opportun, est-ce judicieux, nous pouvons en discuter. Mais en tout cas, c’est possible ! Et pour moi, tout cela n’a rien d’anodin. Ce que cela installe dans notre esprit, c’est l’idée d’une impuissance de l’État en matière économique. Mais cette impuissance n’a rien d’irrévocable : elle relève d’un choix, bon ou mauvais !
L’idéologie, ce n'est pas un gros mot. Au contraire, c’est le cœur même de la politque ! Si nous avons besoin de faire arbitrer nos divergences par un vote du peuple, c’est bien parce qu’il n’existe pas d’un côté les solutions pragmatiques, et de l’autres les solutions déraisonnables ou irréalistes ! Tout ce qu’il y a, ce sont des décisions, qui reposent sur des estimations divergentes de la réalité, et se font au bénéfices de fragments différents de la population. Alors, de la part du gouvernement : défendre ses choix, a fortiori en période de campagne, c’est parfaitement justifié. Mais faire passer ses choix pour de la fatalité : cela, en revanche, confine à la déloyauté.
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