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Deux Franco-Tunisiens à six mois de la présidentielle française

L'universitaire Sophie Duchesne décrypte le témoignage de deux cousins, 31 et 34 ans, Français et Tunisiens tous les deux, qui confient leur regard bi-national sur la politique. Et la manière dont les résultats des premières élections libres en Tunisie après Ben Ali impactent (ou pas) leur vision de la campagne présidentielle française.
Article rédigé par franceinfo
Radio France
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Fares a 34 ans, sa
cousine Sarra, trois de moins. Ils n'ont pas grandi ensemble, mais
partagent une double nationalité : Fares et Sarra sont Franco-Tunisiens.
Elle l'a toujours su, ayant hérité son passeport français de son père,
né d'une mère Française. Contrairement au père de Fares, celui de Sarra
n'a pas renoncé à sa nationalité française à l'independance.

Sarra a
donc vécu jusqu'à dix-sept ans à Tunis "sans se poser de questions" ,
école française et promesse d'études en Europe. Fares, lui, est né en
France, et y a vécu jusqu'à ses neuf ans. Puis il a suivi son père,
diplomate, à Rome ou à Berlin. De retour à Tunis au lycée, il ignorait
encore qu'il était aussi Français par le droit du sol. Il ne l'a appris
qu'en préparant son départ pour Aix-en-Provence, où il allait étudier les lettres.

L'installation en France coïncide chez les deux
cousins avec l'âge du droit de vote. A Tunis, Fares se souvient avoir eu
soif de politique. Passer du temps le nez dans les
journaux, faire quelques meetings, "pourquoi pas militer au PS ou au PC " :
c'est la vie étudiante qu'il se figurait, de là-bas. Il raconte avoir
été très surpris par la dépolitisation du monde étudiant qu'il a
découvert en France. Et d'être monté dans cette barque-là, désabusée et
un peu sourde. En 2002, il ne se souvient pas si tout compte fait il a voté.
 
Tout
autre son de cloche chez sa cousine Sarra, scientifique installée à
Paris depuis trois ans après des études à cheval entre la France et la
Grande-Bretagne. Elle juge que voter est très important, mais
s'est rendue compte avec les premières élections libres en Tunisie, en
octobre 2011, que son implication dans la vie civique trahissait en fait
"son côté français ". La jeune femme se reprend, cisèle le verbe :

"Enfin plutôt le fait
d'être Française, tout simplement.
"

Sophie
Duchesne
, directrice de recherches CNRS à l'université de Nanterre, est
spécialiste de l'imbrication entre citoyenneté et politique. Pour elle,
il y a bien un lien entre le sentiment d'appartenance à un pays et le
fait de voter. Invitée de Carte d'électeur sur le plateau de France
info, elle a retrouvé cette analyse dans les témoignages de Sarra et
Fares.  

 

Le 23 octobre, Sarra comme Fares votaient pour la première fois en Tunisie.
La révolution tunisienne, entamée en janvier avec la fin des vingt-trois
ans du régime Ben Ali, était une petite naissance pour chacun. Pas une
renaissance : si Sarra se sent "complètement tunisienne" , la Tunisie représentait pour elle "tout sauf le vote " jusqu'en 2011.
Souvenirs, famille, attachement, et même "la douceur" . Mais pas la politique. Ce
sont donc des "fondamentaux français" qui ont guidé son choix durant la
campagne : abolition de la peine de mort, pleine égalité juridique entre
hommes et femmes, laïcité.

La laïcité, en France comme en Tunisie

 

Cette
laïcité est la pierre angulaire de Sarra quand elle parle politique. Le
pont qu'elle dessine aussi entre son identité citoyenne en France ("Là
où je vis donc chez moi"
) et celle qu'elle amorce en Tunisie où elle ne
dit pas qu'elle "rentre" lorsqu'elle s'y rend deux fois l'an. À la primaire socialiste, Sarra n'a pas pu voter car elle figurait encore
sur les registres électoraux des Français de Grande-Bretagne, où elle
étudiait avant. Mais elle avait exclu de voter pour Martine Aubry, celle
qui a rendu certains horaires non-mixtes à la piscine - "Rétrograde" selon Sarra.
 
Fares, lui, s'est
laissé surprendre par la campagne. Sans réel engouement politique en
France ("La politique c'est la société du spectacle, le cirque
médiatique"
). Il s'est pris à rêver un instant qu'il trouverait sa place
citoyenne de l'autre côté de la Méditerrannée. Et au passage de quoi se
réconcilier avec un pays d'origine dont il dit aujourd'hui qu'il l'a
toujours vécu "comme un poids" . Avant de préciser qu'il n'aurait jamais
osé formuler cela avant la chute de Ben Ali. Après un ou deux meetings
dans la communauté tunisienne en France, Fares a déchanté. "Même à
gauche"
, certains demandaient pourquoi les débats ne se tenaient pas en
langue arabe. Malaise.
 
Le 23 octobre, qu'il se figurait en acte de naissance de la Tunisie démocratique, il se rappelle aussi avoir ressenti "une gêne" .
Perdu de vue le sens de la fête dans les longues files du consulat de
Tunisie à Paris. S'être senti rejeté lorsqu'il a fait répéter l'employé
qui lui parlait un peu vite en arabe devant l'isoloir. Après coup, il
était quand même "heureux d'avoir au bout du doigt l'encre noire de ceux
qui ont voté"
et s'était profondément Tunisien ce soir-là. C'était
sans compter les résultats. L'islam politique d'Ennada victorieux, Fares
s'est senti plus orphelin que jamais :

"J'ai
eu l'impression d'avoir perdu mon pays. Je me disais que ça ne pouvait
être que mieux. C'est dire combien je suis décalé avec la réalité de la
Tunisie."

Fares a senti en lui
bouger les lignes depuis l'élection d'octobre en Tunisie. Il avance qu'il ne s'est jamais tant senti électeur français. Qu'il a puisé dans
le succès d'Ennada de quoi s'impliquer davantage dans la
campagne française pour la présidentielle. Que s'engager est devenu un
besoin, mais que tout compte fait cela se jouera de
ce côté-ci de la Méditerrannée :

"C'est
tellement insupportable qu'il faut choisir un truc... un territoire...
une identité."

"Mon deuxième 21 avril"

Sarra,
elle, dit explicitement qu'elle a regardé la défaite des partis de
gauche et l'envol d'Ennada comme "un séisme" qui lui a immédiatement
rappelé le 21 avril 2002. Qu'elle en a conçu de la déception, bien sûr, mais qu'elle n'a pas ressenti d'écoeurement une fois "la giffle" passée. Elle
continue de croire qu'il faut "se retrousser les manches" - "mais tout
comme en France"
:

"Je ne me suis pas
sentie plus Tunisienne à la révolution ou moins Tunisienne à la victoire
d'Ennada. Ca n'a rien changé dans mon identité. Je suis Française à
100% et Tunisienne à 100%. Mon identité est à 200%."

"L'identité à 200% est rare en France"

L'universitaire
Sophie Duchesne a retrouvé dans cette phrase de Sarra "un concept plus
britannique que français"
. Et une perception rare chez les bi-nationaux
installés dans l'Hexagone. 
 

À l'issue de l'entretien, Fares m'a confié que c'était la première fois
qu'on l'interrogeait sur cette double appartenance "pénible" . Que ça lui
aurait sûrement fait du bien si la question avait affleuré avant ses 34
ans. Du bien aussi si les partis politiques s'adressaient à lui avec
toute la complexité de son identité. De quoi faire sursauter sa cousine
qui dit qu'elle se sentirait "insultée" , minorée dans son identité
Française si un homme politique se piquait de lui parler "en tant que
bi-nationale"
. "Alors que ma loyauté est totale" , ajoute-t-elle.

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