La laïcité, principale fracture de la gauche ?
Entre Manuel Valls et Benoît Hamon, la laïcité est un des principaux sujets d'opposition. Pourquoi ce clivage revient-il sur le devant de la scène ? Entretien avec Jean Birnbaum, auteur de l'ouvrage "Un silence religieux, la gauche face au jihadisme".
L'entre-deux-tours de la primaire de la gauche voit Manuel Valls et Benoît Hamon s'affronter sur plusieurs sujets, et notamment sur la laïcité. L'ancien Premier ministre, qui depuis des années se campe en "ultra-laïcard", accuse son concurrent d'être ambigu sur ce sujet, voire d'entretenir un certain laxisme vis-à-vis de l'islam radical. Pourquoi cette opposition ressurgit-elle aujourd'hui ? Quelles sont ses causes et ses implications ? Franceinfo a posé ces questions à Jean Birnbaum, rédacteur en chef au Monde des livres et auteur de l'ouvrage Un silence religieux, la gauche face au jihadisme (éd. Seuil, 2016).
Franceinfo : Dans l'entre-deux-tours, les questions de laïcité et d'islam sont devenues un des principaux terrains d'affrontement entre Manuel Valls et Benoît Hamon. Qu'est-ce que cela révèle ?
Jean Birnbaum : Par-delà les batailles d'hommes et les clivages liés à la primaire, cela révèle un retour du refoulé de la question religieuse en général, et islamiste en particulier. Valls a été parmi les premiers au PS à prendre la mesure de la menace islamiste en tant que telle. Il a voulu rompre avec une certaine vision traditionnelle de la gauche en disant : "Il y a la question sociale, mais il y a aussi une question identitaire et religieuse qu'il faut prendre au sérieux quand on est de gauche." En même temps, il est parfois allé trop loin, voire tombé dans la caricature : par exemple, quand il a l'air de faire du voile un pur signe idéologique ou d'allégeance à une idéologie totalitaire, alors que le voile, quoi qu'on en pense, peut avoir des significations très variées pour celles qui le portent.
D'un autre côté, il y a Benoît Hamon, plus représentatif de la gauche traditionnelle. L'accuser d'être le "candidat des frères musulmans" paraît absurde, rien dans ce qu'il a dit ou fait ne peut nourrir de telles accusations. Mais quand on écoute ses propos, et d'ailleurs aussi ses silences, on voit qu'il n'a pas fait de ces enjeux religieux quelque chose d'important. Or, comme le disait Sartre, on est toujours embarqué, donc se taire c'est encore parler et prendre position. De ce point de vue, Benoît Hamon est dans la ligne d'une vieille gauche progressiste, qui s'est construite dans le refoulement de la question religieuse et qui a du mal à prendre le religieux comme facteur à part entière.
Cela s’est vu quand la question du café à Sevran lui a été posée. Immédiatement, il a eu un réflexe progressiste un peu naïf. Il a comparé cette situation aux cafés ouvriers de jadis, un peu comme si ces cafés de Sevran étaient une étape sur le grand chemin d'un progrès tout tracé, qui mènerait vers une émancipation inexorable. La comparaison est pour le moins hasardeuse. Surtout, il a tout de suite dit : "Il faut remettre la question sociale au centre et arrêter avec les questions religieuses." Il y a là deux réflexes traditionnels à gauche : d'abord, considérer la religion comme un archaïsme voué à disparaître, à être dissipé par le progrès social, comme si Hamon disait : "Voilà, ça leur passera, nous aussi on a connu ça." Et ensuite, cette autre idée selon laquelle quiconque aborde ces questions veut en réalité faire diversion, masquer les "vrais" enjeux qui sont sociaux, politiques, etc. Mais aujourd'hui, tout homme ou femme de gauche devrait comprendre qu'aborder la question religieuse, et la puissance de séduction de l'islamisme en particulier, ce n'est pas faire diversion.
Est-ce que l'opposition entre Manuel Valls et Benoît Hamon traduit deux visions de la laïcité propres à la gauche ?
Je ne crois pas, j'ai du mal avec ce clivage un peu artificiel qu'on voudrait installer ici. La laïcité est un principe constitutionnel, c'est un autre nom du pluralisme et de la démocratie. Hamon a raison de rappeler que la laïcité ne doit pas être utilisée comme une arme de guerre contre les religions en général, et contre l'islam en particulier. Souvent, ceux qui se réclament d'une laïcité prétendument "forte", "intransigeante", qui roulent des mécaniques, finissent par nourrir le mal qu'ils prétendent combattre. C’est contre-productif. Car ils donnent à penser que la laïcité est vouée à refouler le religieux de l'espace public. Or, la laïcité, c'est faire en sorte qu'aucune religion ne puisse mettre la main sur l'espace public, mais aussi que chacun puisse exercer sa liberté de culte et de croyance.
Pourtant, cette opposition entre Valls et Hamon traduit un autre clivage plus pertinent, et qui touche bel et bien à la laïcité. Il y a une gauche, dont se réclame Hamon, qui dit : "Il y a un cadre, il faut le respecter, il faut appliquer le droit et surtout ne pas donner l'impression, en le durcissant, qu’on en fait une arme de guerre contre l'islam." Et il y a une autre gauche, qu'incarne plutôt Valls, qui dit : "Oui, il y a un cadre juridique, mais face à ce qui se passe aujourd'hui, le droit ne résout pas tout. Le cadre juridique actuel ne nous permet pas de faire face à la pression islamiste." Ce débat mérite d'être mené, mais il est miné par une faille qui concerne aussi bien Valls que Hamon : dans les deux cas, le raisonnement politique est national, le cadre de la laïcité est présenté comme une réponse "française" aux crispations intégristes et aux dérives violentes, alors que l'islamisme représente aujourd'hui un phénomène sans frontières, et que la guerre civile qui ravage l'islam de l'intérieur est une guerre civile mondiale.
Vous semblez renvoyer dos à dos Manuel Valls et Benoît Hamon. Le premier parce que son attitude vous paraît contre-productive, le second parce qu'il vous semble qu’il évite ces questions...
C'est parce que, dans les deux cas, il manque quelque chose pour trouver une position pertinente. Contrairement à ce que laisse penser le discours de Valls, on devrait pouvoir défendre fermement la laïcité sans tomber dans un "ardisme" brouillon et d'autant plus vain qu'il ne prend pas vraiment en compte le réel des croyants, leur élan subjectif, leurs sentiments. Et en même temps, contrairement à ce que semble dire Hamon, on devrait pouvoir considérer que le cadre laïque existant doit être défendu, sans pour autant minimiser les périls inédits qu'affrontent nos sociétés. Ici, Hamon semble atteint d'une autre maladie classique des gauches françaises, celle qui consiste à masquer les vérités gênantes par peur de "faire le jeu de".
Dans les années 1930, on ne dénonce pas les goulags pour ne pas faire le jeu des ennemis de l'URSS. Dans les années 1950, on ne dénonce pas les crimes du FLN pour ne pas faire le jeu des partisans de l'Algérie française. Et aujourd’hui, on ne veut pas trop insister sur une certaine pression islamiste parce qu'on ne veut pas faire le jeu du Front national. Cette politique a toujours mené à la catastrophe ! On ne peut pas nier aujourd’hui qu'il se passe quelque chose d’inédit dans le monde musulman à l'échelle mondiale. Chaque jour, l'actualité en témoigne, avec la guerre entre l'Iran et l'Arabie saoudite, entre les chiites et les sunnites... Il faut lire et écouter les intellectuels et les théologiens musulmans qui se battent pour soustraire leur foi aux fanatiques. En minimisant le conflit interne au monde islamique, on ne rend pas service à ces intellectuels, à ces théologiens, à ces simples croyants qui souvent, ailleurs, risquent leur vie.
Manuel Valls, lui, a voulu mettre des mots sur ces enjeux. Pour quelle raison ?
Il a voulu s'inscrire dans une autre tradition de la gauche, pour laquelle l'émancipation sociale, c'est aussi un style de vie, un certain rapport au monde. Dans cette approche, la pression religieuse et en particulier islamiste est vue comme une sorte "d'anti-mouvement social", selon la formule du sociologue Alain Touraine. Au lendemain des attentats de Charlie Hebdo, Valls n’a jamais dit, contrairement à Hollande, "ça n'a rien à voir avec l'islam". Son analyse, que partagent nombre de musulmans, était : "Nous sommes face à une force réactionnaire, violente et sanglante, il faut la nommer. Elle attaque de front les valeurs non seulement des démocraties libérales mais aussi de la gauche, comme l'émancipation, l'égalité hommes-femmes, etc." Il a mis cela en avant très tôt, au risque d'être excessif. De ce point de vue, il est assez marginal à gauche.
Sans doute Hamon, plus en ligne avec la position traditionnelle de son camp à l'égard des questions religieuses, joue-t-il la bonne carte dans la primaire. Au moment où le PS a besoin de se reconstruire, il mise sur le réflexe de base de la gauche française : revenons à nos fondamentaux, la question sociale, c'est la base, ne nous laissons pas divertir par la question religieuse. Mais ce faisant, il se prépare des lendemains difficiles. Car quand on est de gauche, qu'on se réclame des combats pour la justice et de l'héritage internationaliste, on devrait d'urgence se poser cette question : "Comment se fait-il que la seule cause pour laquelle des milliers de jeunes Européens soient prêts à mourir s'appelle le jihadisme ?" De fait, plus le temps passe, plus la question sociale et la question religieuse se trouvent de nouveau liées, comme en témoigne régulièrement l'actualité, bien au-delà du seul intégrisme musulman. Dans ces conditions, la question religieuse n'est pas le voile qui vient masquer la question sociale, c'est son visage même.
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