"Il faut s'interroger sur comment on juge" : au tribunal de Bobigny, le plaidoyer de magistrats et d'avocats qui ne savent plus comment faire entendre leur souffrance
Au cours d'une matinée de discussions organisée mardi, journée de mobilisation des magistrats, les témoignages accablants se sont succédé. Dans le deuxième tribunal de France, juges, greffiers et avocats ont rappelé le problème constant des sous-effectifs et des semaines de travail à rallonge. Certains appellent à changer de méthode pour faire évoluer la situation.
"Je travaille tard et quasiment tous les week-ends, je ne déjeune jamais ailleurs que dans mon bureau", "on est épuisés, on n'arrive pas à dormir, on prend des cachets", "on a des trous dans la raquette en permanence, car beaucoup de gens s'arrêtent un long moment à cause de l'épuisement"... Mardi 22 novembre, dans la salle d'assises du tribunal de Bobigny (Seine-Saint-Denis), des juges, des greffiers et des avocats sont venus une nouvelle fois, une énième fois devrait-on dire, tirer la sonnette d'alarme sur leurs conditions de travail apocalyptiques. Dans le cadre d'une journée de mobilisation, des rassemblements et des grèves des audiences ont eu lieu toute la journée dans plusieurs villes du pays.
Un an après la retentissante tribune publiée dans Le Monde et signée par 3 000 magistrats et une centaine de greffiers, rien n'a changé au sein du deuxième tribunal de France en nombre de dossiers, emblématique de la souffrance au travail des professionnels du droit. "On a réussi le tour de force d'aggraver encore les choses en un an", souligne même Maximin Sanson, vice-président du tribunal et représentant de l'Union syndicale des magistrats (USM). Les moyens de la justice se sont pourtant accrus : le projet de loi de finances 2023, en cours d'examen au Sénat, prévoit pour l'année prochaine une nouvelle augmentation de 8% des crédits alloués à la Justice, pour la troisième année consécutive.
Pour autant, les effectifs n'ont pas bougé : "On était 141 juges l'année dernière, on est 140 cette année. Il en faudrait 49 de plus et il y a toujours 59 postes de fonctionnaires des greffes vacants", relève-t-il. L'an passé, quelque 1 000 contractuels ont été appelés en renfort auprès des magistrats au civil. Mais ces "sucres rapides", comme les a désignés Eric Dupond-Moretti, "démissionnent en masse", constate Maximin Sanson. "Les gens ne veulent pas venir à Bobigny, parce que les salaires ne sont pas suffisants. Et ceux qui viennent ne restent pas, car leurs conditions de travail sont insupportables", déplore une greffière.
"Ça fait quinze ans qu'on dit qu'on est une institution judiciaire qui va droit dans le mur !"
Surtout, si les juristes assistants soulagent le travail des magistrats, c'est avant tout des juges et des greffiers qu'il faut recruter en urgence, pour pouvoir créer de nouvelles audiences et ne pas se retrouver, comme le 17 novembre dernier, à passer une journée et une nuit entière à juger, à cause de créneaux "surchargés", avec des magistrats "qui doivent juger une trentaine de dossiers calibrés sur 15 minutes", déplore l'avocate Agathe Grenouillet. "On a terminé le 18 novembre, à 5h30 du matin, après une permanence de 22 heures", lance la jeune femme en colère, dans une salle comble.
Mardi matin, les témoignages se sont succédé pendant deux heures face à des confrères et des consœurs venus écouter ce qu'ils savaient déjà. Beaucoup ont loué la très grande "solidarité" qui prédomine entre collègues, constatant tout de même "qu'elle ne suffit plus". Chacun se montre combatif, mais une forme de lassitude domine. Car la crise dure depuis trop longtemps déjà. En 2016, l'ensemble du personnel avait lancé un appel au secours à l'Etat : le nombre de postes vacants était tel que le président du Tribunal de grande instance (TGI) et la procureure en étaient arrivés à supprimer 20% des audiences. Des avocats avaient commencé à poursuivre l'Etat à cause des durées de procédure. Quelques moyens avaient fini par arriver, les postes vacants au bureau du procureur avaient été comblés. Mais les efforts n'ont pas tenu.
"Ça fait quinze ans qu'on dit qu'on est une institution judiciaire qui va droit dans le mur !", s'est soudainement emportée la juge Sarah Massoud, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature. Son coup de colère a brisé le calme ambiant. D'une voix forte, elle a revendiqué vouloir déplacer le débat. "Une fois qu'on a parlé des conditions de travail indignes, de la perte de sens, on a dit quoi ? On fait quoi ? Est-ce qu'un jour en France, on va s'interroger sur l'évaluation de nos politiques pénales ?", a-t-elle poursuivi.
"Personne ne vous remerciera de vous être épuisés"
Pour Sarah Massoud, la question à poser est : "Qu'est-ce qu'on juge ?" Elle estime que le temps consacré à certaines affaires, à commencer par le trafic de stupéfiants, est complètement démesuré et que "les conséquences de notre action répressive sur l'aspect sanitaire et sur la sécurité sont minimes au regard des milliards que ça nous coûte". A côté de ça, "il n'y pas d'instructions ou si peu sur le logement insalubre, alors qu'on en compte 38% à Aubervilliers", assure-t-elle. "Soit on se réveille, on monte un groupe de travail et on essaie de comprendre pourquoi on juge mal tel ou tel contentieux. Soit on passe à côté de l'essentiel", a-t-elle lancé, sous les applaudissements.
L'avocate Virginie Marques lui a emboîté le pas, estimant, en guise de conclusion de cette longue matinée, qu'il "faut s'interroger sur qui on juge et comment on juge". Elle regrette que des "dossiers de proxénétisme aggravé soient jugés en comparution immédiate" et déplore qu'on "laisse des gens en détention provisoire parce qu'on n'a pas eu le temps de regarder correctement une décision". "On fait des choix politiques pour faire du chiffre, de la communication", tance-t-elle.
Après deux heures de discussion, le ton s'est durci. Et alors que la session de discussion se clôturait, une avocate s'est levée dans l'auditoire, pour ajouter un mot. "Après quarante-deux ans de barreau, dont trente ans à Bobigny, je suis une loque. Protégez votre avenir, car personne ne vous remerciera de vous être épuisés", a-t-elle lancé dans une salle figée. "Vous pouvez encore faire changer les choses en faisant des coups d'éclat. Mais il faut aller au clash. Sinon, on restera dans le même constat lamentable".
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