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L’affaire Karachi, c’est quoi ?

Comment l'enquête sur un attentat visant des Français au Pakistan en 2002 s'est-elle transformée en scandale politico-financier, jusqu'à mettre en cause le cercle rapproché de Nicolas Sarkozy ? Pour ceux qui se sentent un peu perdus, FTVi remonte le fil de cette affaire tentaculaire.

Article rédigé par Ilan Caro
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Nicolas Sarkozy, alors ministre du Budget, avec le Premier ministre Edouard Balladur, le 29 mai 1996 à Paris. (GRAND ANGLE / PATRICK IAFRATE / SIPA)

Comment l'enquête sur un attentat visant des Français au Pakistan en 2002 s'est-elle transformée en scandale politico-financier, jusqu'à mettre en cause le cercle rapproché de Nicolas Sarkozy ? Pour ceux qui se sentent un peu perdus, FTVi remonte le fil de cette affaire tentaculaire.

• L'affaire résumée en dix lignes

Au départ, il s’agit d’une enquête pour trouver qui sont les auteurs de l’attentat du 8 mai 2002 à Karachi, au Pakistan, contre des employés de la Direction des constructions navales (DCN). Cette attaque-suicide a fait 14 morts, dont 11 Français.
Pendant sept ans, la justice a suivi la piste des terroristes islamistes d’Al-Qaïda. Mais depuis 2009, c’est la thèse d’un règlement de comptes lié au non-versement de commissions par l'Etat français qui est privilégiée. Cette enquête a mis au jour des mécanismes occultes qui pourraient avoir financé illégalement la campagne présidentielle d’Edouard Balladur en 1995, dont Nicolas Sarkozy était le porte-parole. Plusieurs proches du chef de l’Etat ont été mis en examen dans ce volet de l'affaire.

Reprenons depuis le début : 

• Quel rapport entre l’attentat et les commissions ?

En septembre 1994, le gouvernement Balladur parvient à vendre des sous-marins à l’Etat pakistanais. Les deux pays signent un contrat d’armement nommé "Agosta", d'un montant de 5,4 milliards de francs (826 millions d’euros). Pour faciliter les négociations, il était d’usage – et légal – de verser des commissions ou "frais commerciaux exceptionnels" à des intermédiaires. La DCN, qui fabrique et vend les sous-marins, fait appel à la Sofma, une société en partie contrôlée par l’Etat, à qui elle verse une commission de 6,25 %. L’argent commence ensuite à être distribué à six ou sept responsables pakistanais.

Au printemps 1994, peu avant la signature définitive du contrat, deux intermédiaires supplémentaires apparaissent dans la négociation : les Libanais Abdul Rahman El-Assir et Ziad Takieddine (ce dernier a toujours démenti avoir participé à ce contrat). Tous deux seraient imposés par Renaud Donnedieu de Vabres, alors conseiller spécial du ministre de la Défense, François Léotard. L'ancien ministre de la Culture, mis en examen le 15 décembre, l'a lui-même en partie reconnu. Ces intermédiaires réclament et obtiennent en partie une commission de 4 %, payable dès la conclusion du contrat, une pratique inhabituelle dans ce genre de transactions.

En 1995, arrivé à l'Elysée, Jacques Chirac décide de stopper le versement des commissions. Certains y voient la cause de l’attentat de Karachi, les Pakistanais se vengeant de n’avoir pas reçu l’argent promis. Les principaux protagonistes mis en cause par cette thèse soulignent pour leur défense que l’attentat a eu lieu sept ans après la décision de Chirac.

• Des rétrocommissions... destinées à qui ?

C’est cette "affaire dans l’affaire" qui fait trembler Nicolas Sarkozy et son entourage. Certains soupçonnent qu’une partie des commissions versées aux intermédiaires libanais soit revenue de manière occulte en France. Ce circuit de rétrocommissions – illégal – concernerait aussi bien le contrat Agosta que le contrat Sawari II, par lequel la France a vendu des frégates à l’Arabie saoudite, d’un montant beaucoup plus élevé (19 milliards de francs, soit près de 3 milliards d’euros). Sawari II prévoyait le versement de commissions de 18 %. Selon Le Point, les deux intermédiaires libanais, Takieddine et El-Assir, devaient respectivement percevoir 751 et 648 millions de francs (soit 212 millions d’euros au total). Ils obtiendront 54 millions d’euros avant que Jacques Chirac ne mette fin, là aussi, aux versements.

Qu’est devenu tout cet argent ? S’il semble probable que les intéressés aient gardé pour eux la plus grande partie des sommes, les juges d’instruction Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire étudient la possibilité qu’elles aient pu participer à un financement illégal de la campagne présidentielle d’Edouard Balladur, en pleine guerre entre chiraquiens et balladuriens.

Fin octobre, Ziad Takieddine a contre-attaqué en affirmant que ces mécanismes de commissions avaient été remplacés par un autre système à l'arrivée de Jacques Chirac au pouvoir, en 1995. Selon le marchand d'armes, qui vise plus particulièrement Dominique de Villepin, 1,4 milliard de francs de commissions qui n'avaient pas été versés auraient alimenté un "système bis" bénéficiant aux chiraquiens, comme l'explique Le Monde.

• Pourquoi la campagne d’Edouard Balladur est-elle mise en cause ?

Le 26 avril 1995, c’est-à-dire trois jours après le premier tour de la présidentielle, le compte de campagne d’Edouard Balladur enregistre un versement suspect de 10 millions de francs en liquide. Son équipe se défend en affirmant que ces fonds proviennent de la vente de T-shirts et de gadgets lors de meetings. Ce qu’ont réfuté les rapporteurs du Conseil constitutionnel, qui préconisaient alors le rejet des comptes de campagne du candidat. Mais après des débats internes houleux (et restés secrets), les Sages avaient finalement décidé de les valider.

• Quel rôle a pu jouer Nicolas Sarkozy ?

En 1994, lors de la signature des contrats avec le Pakistan et l’Arabie saoudite, Nicolas Sarkozy occupait le poste de ministre du Budget. C’est à ce titre qu’il a validé la création de Heine, une société offshore luxembourgeoise aux pratiques douteuses par laquelle auraient transité les rétrocommissions. Pour l'ancien directeur financier et administratif de la DCNI (branche internationale de la DCN), Gérard-Philippe Menayas, interrogé par le juge et dont Libération retranscrit les propos, "il est clair que le ministère du Budget a nécessairement donné son accord pour la création de Heine. Vu l’importance du sujet, cette décision ne pouvait être prise qu’au niveau du cabinet du ministre. A mon niveau, j’avais pour correspondant au ministère du Budget Mme L., de la direction du Budget, qui était parfaitement au courant."

Autre épisode mettant en cause le président : des années plus tard, en 2006, alors que la liquidation judiciaire de Heine approchait, les administrateurs de la société et Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, ont échangé des courriers dans lesquels ils s’inquiétaient du possible déballage que cette liquidation pourrait engendrer.

Dans le cadre de la campagne d’Edouard Balladur en 1995, Nicolas Sarkozy occupait les fonctions de porte-parole. Un poste qui a priori ne le rendait pas responsable de la trésorerie. Mais en se replongeant dans les archives de l’époque, on se rend compte que le ministre du Budget était bien plus qu’un simple porte-parole. Lui et Nicolas Bazire, le directeur de campagne, s’imposaient comme les deux piliers de l’équipe Balladur.

Le chef de l'Etat a toujours démenti avoir un quelconque lien avec cette affaire. Nicolas Sarkozy "n’a jamais dirigé la campagne d’Edouard Balladur" et n’a "jamais exercé la moindre responsabilité dans le financement de cette campagne", a précisé l'Elysée en septembre 2011. 

• L'entourage de Nicolas Sarkozy au centre de l'affaire

Nicolas Bazire, très proche ami du chef de l’Etat et témoin de son mariage avec Carla Bruni, a été mis en examen dans cette affaire en septembre 2011, de même que Thierry Gaubert, ami et chef de cabinet de Nicolas Sarkozy à Bercy en 1994, et l’intermédiaire Ziad Takieddine.

Tous trois ont été mis en cause par les épouses de Takieddine et de Gaubert. La Britannique Nicola Johnson, qui vient de divorcer du Libanais, et la princesse Hélène de Yougoslavie, en instance de divorce avec Thierry Gaubert, ont affirmé aux juges que dans les années 1994-1995, ils se rendaient régulièrement en Suisse, d’où ils revenaient avec "des valises volumineuses de billets" destinées à Nicolas Bazire, le directeur de campagne de Balladur. Selon Mediapart, Ziad Takieddine a notamment été arrêté en 1994 par la douane à la frontière franco-suisse, alors qu'il revenait de Genève, avec 500 000 francs en liquide cachés sous le siège conducteur.

Autre proche de Nicolas Sarkozy concerné par cette affaire : Brice Hortefeux. Une plainte pour subornation de témoin a été classée sans suite, mais Nicola Johnson affirme que son ex-mari aurait remis de l'argent liquide à l'ancien ministre en 2005. Brice Hortefeux, qui apparaît (tout comme Thierry Gaubert ou Jean-François Copé) sur des photos de vacances en compagnie de Ziad Takieddine, a qualifié ce témoignage de "plaisanterie".

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