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Election américaine : sur les traces de la pionnière Kamala Harris, première femme noire élue vice-présidente des Etats-Unis

Article rédigé par Robin Prudent - Envoyé spécial à Berkeley (Californie)
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
La candidate démocrate à la vice-présidence des Etats-Unis, Kamala Harris, lors d'un discours de campagne, à Washington, le 27 août 2020. (JONATHAN ERNST / REUTERS)

Franceinfo s'est rendu à Berkeley et Oakland, où Kamala Harris a grandi et posé les jalons d'un parcours politique qui l'a conduit à devenir la première femme vice-présidente des Etats-Unis.

Cet article a été publié initialement le 7 octobre 2020, lors du débat entre les deux candidats à la vice-présidence. Il a été réactualisé après la victoire de Joe Biden à la présidentielle américaine, samedi 7 novembre.


Kamala Harris a chaussé ses bottes à semelle épaisse et enfilé sa veste kaki. La sénatrice de Californie est retournée mi-septembre sur ses terres, brûlées par de gigantesques incendies. "Il y avait des histoires derrière ces feux", a lancé Kamala Harris, émue, cherchant ses mots, devant une aire de jeux pour enfants noircie par les flammes.

C'est tout près d'ici, dans la baie de San Francisco, qu'elle a grandi et bâti sa carrière. Un parcours qui lui a permis de devenir la première femme noire vice-présidente des Etats-Unis, samedi 7 novembre. 

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La sénatrice Kamala Harris et le gouverneur de Californie Gavin Newsom à Fresno (Californie), le 15 septembre 2020. (FREDERIC J. BROWN / AFP)

Nous nous sommes rendus sur les traces de celle qui cumule les titres de pionnière : première procureure noire du district de San Francisco, première sénatrice noire de Californie, première femme d'ascendance indienne à tous ces postes.

Une enfance au cœur du militantisme noir

Pour comprendre l'ascension de Kamala Harris, il faut retourner à Berkeley, dans les années 1960, au cœur de la plus ancienne université de Californie. C'est dans ce temple du militantisme que se rencontrent ses parents. Sa mère, Shyamala Gopalan, arrive d'Inde, où l'attendait un mariage arrangé. Son père, Donald Harris, vient de Jamaïque. Les deux brillants étudiants font connaissance lors de rassemblements pour la défense des droits civiques et la cause noire.

Photo non datée de Kamala Harris, enfant, à Berkeley (Californie). (KAMALA HARRIS / TWITTER)

Enfant, Kamala Harris baigne dans cette contre-culture. Dans ses mémoires, The Truths We Hold (Penguin Books, 2019), elle se remémore les manifestations qu'elle dépeint en "océan de jambes bougeant au rythme des cris et des chants".

L'influence de sa mère

A sept ans, Kamala Harris et sa sœur Maya voient leurs parents divorcer et vivent avec leur mère, au premier étage d'une petite maison jaune d'un lotissement de Berkeley. Shyamala Gopalan, biologiste spécialisée dans le cancer du sein, devient la "plus grande source d'inspiration" de la jeune Kamala. "Shyamala était intelligente, travailleuse, honnête. Elle avait une personnalité chaleureuse et le sens de l'humour", raconte son ancienne collègue et amie, la biochimiste Judith Campisi, à franceinfo.

L'ancienne maison de Kamala Harris à Berkeley (Etats-Unis), le 28 septembre 2020. (ROBIN PRUDENT / FRANCEINFO)

Tout au long de sa carrière, Kamala Harris cite dans ses discours les mots de sa mère, décédée en 2009, et lui consacre même une trentaine de pages dans ses mémoires. Elle lui rend aussi hommage lors de la convention démocrate, en juillet 2020 : "Elle nous a élevées pour devenir des femmes noires fières et fortes. Elle nous a aussi élevées pour que l'on soit fières de notre héritage indien."

"Elle est un vrai modèle"

En remontant les rues de Berkeley vers le Nord, une école primaire attire le regard des visiteurs. Des affiches "Black Lives Matter" ou "professeurs contre les armes" et des drapeaux multicolores ornent la cour. Une fresque habille un mur. On peut y voir la militante pakistanaise pour l'éducation Malala Yousafzai, la joueuse de tennis Serena Williams, Anne Frank... ou encore Kamala Harris, qui posa son cartable ici, à l'aube des années 1970. "Je suis honorée d'être incluse parmi ces femmes extraordinaires", commentait-elle en 2019.

Une fresque dans l'ancienne école primaire de Kamala Harris à Berkeley (Etats-Unis), le 28 septembre 2020. (ROBIN PRUDENT / FRANCEINFO)

Une fierté partagée par de nombreux habitants de cette ville "bleue", acquise aux démocrates depuis des décennies. "Je suis très heureuse d'avoir une femme californienne sur le ticket présidentiel. Elle est un vrai modèle", lance une mère de famille, dont le fils a intégré cette même école. Même enthousiasme dans une librairie du quartier. "Kamala Harris a dû montrer qu'elle était forte dans un monde d'hommes blancs", lance la gérante Marjorie, en souriant derrière son masque.

Une procureure critiquée à gauche

C'est toujours là qu'elle a posé les fondations de sa carrière, au bureau du procureur du comté d'Alameda, dont dépend Berkeley. Certains procureurs étant élus aux Etats-Unis, elle bat en 2003 son ancien patron et devient la première District attorney noire du secteur de San Francisco. Un mandat réservé jusque-là presque exclusivement à des hommes blancs.

La raison pour laquelle j'ai pris la décision très consciente de devenir procureure est que je suis une enfant de personnes qui, comme celles d'aujourd'hui, ont défilé et crié pour la justice.

Kamala Harris

au "New York Times", en 2020

Ses décisions y sont scrutées de près. D'autant qu'une affaire secoue le district quelques mois après son arrivée. Un jeune policier est tué à la Kalachnikov par un gang. Trois jours avant ses funérailles, Kamala Harris annonce qu'elle ne demande pas la peine de mort contre l'auteur du crime, conformément à son engagement de campagne. Cette déclaration lui attire les foudres des syndicats de police.

En 2010, elle accède au puissant poste de procureure générale de Californie, où son bilan est loin de faire l'unanimité à gauche. Dans son livre Smart on Crime (Chronicle Books, 2009), Kamala Harris se vante notamment d'avoir triplé le nombre de délinquants envoyés dans les prisons de Californie et d'avoir fait grimper les taux de condamnation des trafiquants de drogue. "Il y a des décisions avec lesquelles je ne suis pas d'accord, notamment concernant l'emprisonnement des petits délinquants", critique la militante démocrate Tamara, trentenaire de Berkeley, sur le pas de sa porte. D'autres lui reprochent aussi d'avoir refusé de soutenir des enquêtes indépendantes après des tirs mortels de policiers.

Des interrogatoires musclés au Sénat

Les critiques ne ralentissent pas son ascension. Kamala Harris entre au Sénat en 2016, en remportant l'élection californienne haut la main face à une autre démocrate, Loretta Sanchez. La victoire a tout de même un goût amer : elle gagne le jour où Hillary Clinton perd l'élection présidentielle face à Donald Trump.

La nouvelle sénatrice s'engage corps et âme dans la commission du Renseignement et au Comité judiciaire, où elle est amenée à questionner les proches du nouveau président américain dans plusieurs enquêtes. Les auditions sont musclées. "Je ne suis pas apte à être interrogé aussi vite. Ça me rend nerveux !" admet, pétrifié, l'ancien procureur général des Etats-Unis, Jeff Sessions, en 2017, alors qu'elle le cuisine sur ses possibles contacts avec des responsables russes pendant la campagne de 2016.

Rebelote en 2018. "Je vous pose une question très directe : oui ou non ?" répète fermement Kamala Harris au juge Brett Kavanaugh sur de potentiels conflits d'intérêts, lors de son audition pour la Cour suprême. Elle en hérite deux qualificatifs de la part de Donald Trump : "méchante" et "horrible". Cette fermeté lui vaut aussi la reconnaissance des militants démocrates. "On voit que ses cours de droit lui ont bien servi !" commente le doyen de son ancienne école de droit, David Faigman, auprès de franceinfo.

"Cette petite fille, c'était moi"

Cette nouvelle stature nationale nourrit son ambition. En janvier 2019, le jour de l'anniversaire de Martin Luther King, elle officialise sa candidature à la primaire démocrate pour la présidentielle américaine. Son premier meeting se déroule tout près de son fief, à Oakland (Californie), où elle cite les héros de la lutte pour les droits civiques.

Fasil, le gérant d'une petite épicerie située à quelques mètres de l'esplanade de l'hôtel de ville, n'a pas attendu cette journée mémorable pour adouber la star locale. Des photos en noir et blanc de Kamala Harris sont accrochées partout dans sa boutique. "Elle est d'Oakland et elle n'est pas raciste, elle !" se réjouit-il.

Fasil dans son épicerie à Oakland (Etats-Unis), le 28 septembre 2020. (ROBIN PRUDENT / FRANCEINFO)

Comme beaucoup ici, il est séduit par le début de campagne énergique de la candidate. Le 27 juin 2019, elle fait sensation en taclant Joe Biden sur ses anciennes prises de positions contre les politiques d'intégration, dont elle a elle-même bénéficié plus jeune, à Berkeley. Elle cite le "busing", un service de ramassage scolaire visant à promouvoir la mixité sociale et raciale en mélangeant les habitants de différents quartiers.

Il y avait une petite fille en Californie, qui a fait partie de la 2e classe à être intégrée dans une école publique [hors secteur], et elle a pris le bus tous les jours. Cette petite fille, c'était moi.

Kamala Harris, candidate démocrate

en juin 2019

Quelques mois plus tard, Kamala Harris se fait une raison. Ses comptes de campagne plongent et les sondages la laissent à distance de Joe Biden, qui remporte finalement la primaire démocrate.

Une alliance gagnante avec Joe Biden

L'ancien sénateur de 77 ans avait promis de choisir une femme pour former son ticket présidentiel, dans une Amérique en ébullition après le meurtre de George Floyd. Dans ce contexte, il décide d'enterrer la hache de guerre avec Kamala Harris. "J'ai besoin d'une personne pour travailler à mes côtés qui soit intelligente, forte et prête à diriger. Kamala est cette personne", écrit-il en août dans une lettre aux militants démocrates pour expliquer son choix. Le profil de la sénatrice noire, qui chausse des Converse pour battre le pavé, devait relancer la campagne un peu terne de "Joe l'endormi", comme l'appelle Donald Trump. Un pari gagnant pour le duo. 

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