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Etats-Unis : humilier les élèves pour obliger les familles à payer la cantine

Dans certaines écoles américaines, on pratique le «lunch shaming», mot à mot «humiliation pour le déjeuner». En clair, un élève, en retard de paiement à la cantine, est privé de repas qui est jeté à la poubelle. Mais on peut aussi tamponner sur son bras la mention : «Je dois de l’argent à la cantine.» Cette pratique d’un autre âge commence à faire scandale. Et à faire réagir certains élus.
Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 4 min
Dans une cantine scolaire à San Diego (Californie) le 7 mars 2011 (REUTERS - Mike Blake)

Stacy Koltiska, mère de trois enfants, était chargée d’enregistrer le passage des élèves à la cantine de l’école primaire Wylandville de Eighty-Four en Pennsylvanie (nord-est des Etats-Unis). Jusqu’au jour où arrive devant elle un petit garçon dont la famille n’a pas réglé les repas. Selon la nouvelle règle de l’établissement, celui-ci ne peut donc plus recevoir de repas.

L’employée lui reprend alors le poulet qui venait juste de lui être servi et le jette à la poubelle. En échange, elle ne lui donne qu’un sandwich au «fromage de gouvernement» («government cheese»). Comprenez : «fromage du pauvre»«J’ai alors vu ses yeux s’emplir de larmes. Je n’oublierai jamais son nom, ni son regard», a raconté Mme Koltisksa, cité par le site de la chaîne de Pittsburgh Action News 4 WTAE.

«En tant que chrétienne, j’ai un problème avec ça», a-t-elle dit. Elle a alors décidé de quitter cette école où elle travaillait depuis deux ans. Dans sa lettre de démission, qui a fait le tour des médias américains, elle a expliqué ne plus pouvoir «travailler pour une institution qui est prête à priver de nourriture et à humilier un enfant pour 2,05 dollars.»

Réduire les déficits
L’affaire trouve son origine dans la mesure radicale prise par les autorités de l’école de Eighty-Four pour gérer le problème des factures de cantine non réglées par les familles. Désormais jusqu’à la classe de 6e (sixth grade), les enfants, dont la dette de repas dépasse 25 dollars, ne peuvent plus prendre qu’un sandwich, un fruit et du lait. Après la 6e, ils doivent se passer de repas.

Le responsable du district scolaire de Canon-McMillan, dont dépend l’école, a nié les propos de Stacy Koltiska. «Il n’y a pas eu de larmes. Nous n’avons pas jeté de repas. (…) Je ne pourrais jamais accepter que l’on humilie ou que l’on mette un enfant dans l’embarras», a affirmé le superintendant Michael Daniels à Action News 4 WTAE.

Pour lui, la nouvelle règle a pour but de «responsabiliser les parents, et non les enfants», et ne vise pas ceux qui touchent les minima sociaux. La mesure aurait permis de réduire de 300 à 70 le nombre de mauvais payeurs. Et de faire passer le déficit annuel de la cantine de 100.000 à moins de 20.000 dollars. «Nous ne pouvons plus nous permettre d’augmenter les déficits. Les autorités de l’Etat (de Pennsylvanie) insistent là-dessus», explique le superintendant.  

Dans le self de la cantine de la Belmont High School à Los Angeles (18-5-2009)  ( REUTERS - Fred Prouser )
Selon une étude de la School Nutrition Association, réalisée en 2016, 75% des districts scolaires américains comptent des élèves avec une dette de cantine. Les sommes varient de quelques milliers de dollars dans certains districts à des millions de dollars dans d'autres, selon l'association.

Le «lunch shaming», une pratique apparemment courante
L’affaire de l’école de Eighty-Four a été très médiatisée. Mais elle est loin d’être isolée. «La pratique (du lunch shaming) est courante» dans tout le pays, assure Jennifer Ramo, directrice de New Mexico Appleseed, une association de lutte contre la pauvreté au Nouveau-Mexique. Un Etat de l'Ouest américain où le taux d'enfants qui ne mangent pas à leur faim est l'un des plus élevés des USA. La responsable associative confirme que les repas sont jetés si les enfants n’ont pas d’argent pour les payer.

En humiliant les élèves, les responsables scolaires pensent inciter leurs parents à payer les factures de cantine en souffrance, commente Jennifer Ramo. La question a refait surface récemment à la suite de l'adoption, par l'Etat du Nouveau-Mexique, d'une première loi contre le «lunch shaming». Plusieurs autres Etats, dont la Californie et le Texas, envisagent de légiférer de la même manière.

Un sénateur du New Mexico, Michael Padilla, qui a rédigé ce texte adopté en avril 2017, dit avoir voulu agir parce qu'il a lui-même grandi dans la pauvreté. «Quand j'étais enfant, je devais passer la serpillère à la cantine, mettre les chaises sur les tables et travailler en cuisine», a-t-il raconté à l'AFP. «Et 30 ans plus tard, je découvre qu’en Alabama, ils mettent sur le bras de l'enfant un tampon ‘‘Je n'ai pas payé la cantine’’. Ils le forcent ensuite à se balader toute la journée à l'école avec ça»

Désormais, «la loi interdit aux écoles de punir les élèves en les humiliant, en leur mettant un tampon sur le bras, en leur faisant faire des sales boulots ou en leur donnant un repas différent des autres».

«Comment pouvez-vous demander aux gamins de se concentrer toute la journée, de réussir à l'école, sans être nourris», s'indigne Stacy Koltiska dans sa lettre de démission. «Nous nourrissons les prisonniers trois fois par jour et nous ne pouvons pas nourrir nos enfants.» Petite anecdote : elle a reçu des messages de détenus qui ont proposé de donner leurs repas aux élèves qui en sont privés, rapporte le Washington Post

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