A Ferguson, une affaire «révélatrice de la passivité d’Obama»
Entretien initialement publié le 20 août 2014
Quels enseignements tirez-vous des évènements de Ferguson ?
Ceux-ci s’inscrivent dans la longue histoire des émeutes noires dans les villes américaines tout au long du XXe siècle. Elles ont connu un pic dans les années 60, notamment en 1967 à Detroit (nord-est), provoquant la mort de 200 personnes. Dans les années 90, il y a eu celles de Los Angeles en Californie, à la suite de la mort de Rodney King, avec une cinquantaine de personnes tuées.
Les manifestations de Ferguson ne sont donc pas un phénomène inédit. Mais on peut dire que par rapport aux émeutes précédentes, elles sont de plus petite ampleur : en dépit des images que l’on peut voir avec les policiers armés, elles n’atteignent pas le même niveau de violence.
Second enseignement : ces évènements sont une cruelle conclusion pour le second mandat de Barack Obama. Ils mettent en lumière les difficultés du monde noir américain qui n’ont pas été réduites par sa présidence. Tous les indicateurs, que ce soient ceux des revenus, du chômage, de l’éducation, de l’accès aux soins, montrent que les écarts entre Noirs et Blancs se sont accrus au cours de cette présidence. Alors qu’on pouvait espérer l’inverse.
Dans une interview publiée en 2008 dans L’Express, vous expliquiez qu’«Aux Etats-Unis, être noir reste un handicap social». Est-ce toujours le cas aujourd’hui ?
Comme je le disais à l’instant, toutes les données vont dans le même sens et soulignent les écarts qui touchent les Noirs par rapport au reste de la population. Ainsi, le taux de chômage des Noirs est le double de celui des Blancs. On pourrait multiplier les exemples. J’en donnerai juste un autre : un homme blanc sortant de prison a plus de chances de trouver un travail qu’un homme noir n’ayant pas connu de problèmes avec la justice.
Malgré cela, Obama reste populaire dans la population noire et demeure un symbole très fort. Mais son bilan reste très décevant. C’est là le cruel verdict d’une présidence qui a soulevé beaucoup d’espoir. De ce point de vue, Ferguson est révélateur de sa passivité et de la paralysie du système politique américain.
C'est-à-dire ?
Je suis très frappé de la très grande prudence d’Obama, voire de sa transparence, pour parler d’un problème structurel de la société américaine. Il est très peu intervenu sur ces questions.
Il l’a fait en 2013 à la suite de la mort de Trayvon Martin, adolescent noir abattu l’année précédente par George Zimmerman. Il avait alors dit que Trayvon Martin «aurait pu être (son) fils». Auparavant, il y avait eu le discours de Philadelphie le 18 mars 2008 pendant la campagne électorale de son premier mandat.
Le discours de Philadelphie
Mais depuis, il n’y a pas eu de grand discours. Tout cela s’explique par le fait que Barack Obama a peur d’être présenté comme le président des Noirs. Il est plus prudent qu’un Bill Clinton ne l’a été dans les années 90.
Dans le même temps, quand je parle de la paralysie du système politique américain, je pense au fait que le Congrès est divisé et paralysé par les positions du Tea Party. Il en résulte une guerre de tranchées qui rend impossible toute initiative. En matière de politique intérieure, Obama s’est avant tout investi sur la loi sur l’assurance santé (l’Obamacare) et a choisi de mettre de côté tout le reste. Mais ce dossier lui a coûté très cher.
Aujourd’hui, la situation politique est très difficile en raison des élections de mi-mandat prévues en novembre. Les démocrates se retrouvent dans une position délicate et pourraient perdre la majorité au Sénat après avoir perdu la Chambre des représentants en 2010. Barack Obama veut éviter d’être paralysé par le Congrès pour la fin de son mandat. Il se montre donc d’une prudence extrême : il sait que ses initiatives risquent d’être contrées. C’est notamment le cas sur l’affaire de Ferguson. Une affaire sur laquelle l’opinion est divisée, comme le montre un sondage du Pew Research Center. Obama en tient compte, d’où cette position d’équilibriste et effacée.
Ferguson est-il un symbole ?
Cette ville n’est pas dans une situation exceptionnelle. Comme des centaines d’autres localités, elle a une majorité noire sans être un ghetto. C’est une ville noire moyenne, en apparence relativement tranquille. La véhémence des manifestants, leur colère devant les forces de police militarisées, ressort avec d’autant plus de force que ce sont des Américains noirs ordinaires d’une ville ordinaire.
Mais au-delà, la mort de Michael Brown indique bien qu’en général, la situation du monde noir reste difficile. Certes, Michael Brown n’était pas lui-même dans une situation marginale : il s’apprêtait à rentrer à l’université. Il évoluait dans le monde d’une classe moyenne dans lequel la plupart des Noirs peuvent se reconnaître. Mais un monde où l’on n’en court pas moins le risque de se faire tuer par la police. D’où le succès de la campagne «Hands up, don’t shoot» (Les mains en l’air, ne tirez pas). Tout jeune Noir a le sentiment qu’il peut être abattu. Dans ces réactions, il y a donc une sorte de message à Obama : qu’avez-vous fait pour nous depuis 2008 ?
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