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Turquie: le coup de force d'Erdogan contre le journal Zaman, proche de Gülen

Le pouvoir turc a mis la main sur le principal journal d’opposition du pays, Zaman, changeant la ligne éditorial de ce média à grand tirage. Zaman est considéré comme proche de l'imam Fethullah Gülen, ancien allié devenu l'ennemi numéro un de M. Erdogan. Cette décision touche aussi la version anglaise du journal, diffusée en ligne.
Article rédigé par Pierre Magnan
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
Manifestation en Turquie après l'intervention contre Zaman (Ozan Kose)

Cette mise sous tutelle du média est intervenu à la veille d’un sommet entre la Turquie et une Europe demandeuse du soutien turc sur la question des réfugiés transitant par la Turquie vers les côtes grecques. L'organisation Reporters sans frontières a ainsi appelé l'UE à ne pas «céder au chantage sur les migrants» alors qu'Ankara «piétine ostensiblement» une valeur fondamentale de l'UE.

«Après le licenciement du rédacteur en chef, Abdülhamit Bilici, éjecté manu militari de son bureau samedi 5 mars, la nouvelle direction a fait préparer en catimini la Une du journal par des personnes extérieures au quotidien. Les journalistes de Zaman ont été complètement mis à l'écart dans la confection de la nouvelle édition», raconte l’édition française de Zaman. Résultat, l'ex journal d'opposition présentait le 7 mars une photo souriante du président Erdogan.

Quant aux anciens de Zaman, «ils ont lancé un nouveau journal, intitulé Yarina Bakis (Regard vers l'avenir). La Une de ce nouveau journal «concernait logiquement le raid policier contre le siège de Zaman». 


Le nouveau Zaman géré par le pouvoir.Avec une Une à la gloire d'un président Erdogan souriant. (DR)

Lutte contre Gülen
L'opération du gouvernement vise la liberté d'expression mais aussi celui qui est devenu l'un des principaux opposants à Erdogan. Le président accuse en effet M. Gülen, 74 ans, d'être à l'origine des accusations de corruption qui l'ont visé et d'avoir mis en place un «Etat parallèle» destiné à le renverser, ce que les «gülenistes» nient farouchement. Accusé par les autorités turques d'avoir formé une «organisation  terroriste». M. Gülen vit aux Etats-Unis depuis 1999 et Ankara a demandé son extradition.
 
Très connue en Turquie et en Asie centrale, la confrérie musulmane Gülen a forgé sa réputation sur la figure de son chef-fondateur Fetullah Gülen. Ancien allié devenu bête noire d'Erdogan, qui l'accuse de vouloir renverser son gouvernement, l'imam turc encourt la prison à vie.

Le prédicateur islamique Fethullah Gülen dans sa résidence à Saylorsburg, en Pennsylvanie, le 28 décembre 2004. ( REUTERS / Selahattin Sevi / Zaman Daily via Cihan Nouvelles Agence)


Fethullah Gülen (né le 27 avril 1941 à Korucuk, Erzurum, Turquie), est un intellectuel musulman turc. Il est l'inspirateur du mouvement Gülen, aussi appelé le mouvement Hizmet («service»). 

L'éducation, une priorité
Baptisée en Turquie, Cemaat (communauté) ou Hizmet (service), la «néo-confrérie Gülen» revendique trois millions de fidèles et dix millions de sympathisants. Le mouvement, qui s’est internationalisé dès les années 90, s'articule autour d'un réseau d'écoles qui diffusent la culture turque dans plus d'une centaine de pays, principalement en Asie et en Afrique.

Les gülenistes sont souvent comparés aux jésuites car tous deux privilégient l'éducation. «Visionnaire, Fethullah Gülen concentre son action sur l’éducation des nouvelles générations et travaille à favoriser l’émergence de nouvelles élites, croyantes mais modernes, patriotes mais investies dans la mondialisation, pieuses mais décomplexées face à la réussite économique», explique le chercheur Bayram Balci. En Turquie, la confrérie offre notamment des bourses à des étudiants étrangers, souvent venus d’Afrique subsaharienne. «Lorsqu’ils rentrent dans leur pays, ces étudiants deviennent des disciples du mouvement Gülen», commente anonymement un chercheur français, sur le site internet de la chaîne France 24.
 
Les coulisses du pouvoir 
Officiellement apolitique, ce mouvement socio-religieux né dans les années 70 prospère depuis vingt ans dans les coulisses du pouvoir politique. Cultivant le goût du secret et de l’influence, il dispose de relais influents, notamment dans le secteur des affaires où il a créé sa propre organisation patronale, ainsi qu’au sein de la police et de la magistrature. De nombreux élus ou personnalités proches du pouvoir sont considérés comme proches de Fethullah Gülen. 
 
Depuis la victoire du Parti de la justice et du développement (AKP) de M.Erdogan aux élections législatives de 2002, la confrérie, qui partage la même base conservatrice et religieuse, est apparue comme l'un des principaux alliés du gouvernement turc. Au moment de sa réélection en 2011 comme Premier ministre, M.Erdogan a ainsi reçu un soutien décisif de ce puissant lobby.

La même base sociale
L’AKP et le mouvement de Fetullah Gülen appartiennent pourtant à deux traditions différentes de l’islam turc: le premier est issu de l’islam politique et le second du mysticisme. Mais, analyse Bayram Balci, ils «possèdent la même base sociale, soit les classes moyennes anatoliennes, moralement conservatrices mais économiquement libérales et favorables à la mondialisation. Ils s’opposent tous deux à l’armée turque et à l’appareil bureaucratique tenus par l’intelligentsia kémaliste».
 
Si depuis quelques années, des divergences sont apparues entre les deux dirigeants, notamment lors de la fronde anti-gouvernementale de juin 2013, les relations se sont réellement tendues en décembre 2013. En raison notamment de la volonté du gouvernement de fermer les milliers d'établissements de soutien scolaire privés du pays, les «dershane», dont le mouvement Gülen tire une part substantielle de ses revenus. Cette décision aurait conduit au déclenchement de l'opération anti-corruption diligentée par le procureur d'Istanbul Zekerya Öz. 

La théorie du complot
Comme ligne de défense, les partisans d'Erdogan accusent de «complot» la confrérie qu'ils qualifient sans la nommer «d'Etat dans l'Etat». 

M.Erdogan «n'est pas du genre à dire : "Oui, je me suis trompé." Sa meilleure défense, c'est l'attaque», observait déjà, avant les derniers événements, Cengiz Aktar, professeur de sciences politiques à l'université privée Sabanci d'Istanbul. «Jusque-là, cette stratégie lui a toujours réussi», ajoutait-t-il. 

Ce n'est en tout cas pas la première fois que le régime Erdogan s'en prend aux médias. Pour le moment, cela semble effectivement lui réussir puisqu'il a gagné les élections et que l'Europe semble toujours chercher le soutien d'Ankara sur les questions migratoires.

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