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Tunisie : pourquoi la transition démocratique est en train de réussir

Retour de l'armée au pouvoir, attentats, guerre civile, les "printemps arabes" ont déchiré de nombreux pays. Mais la Tunisie résiste. Francetv info s'est rendu sur place et a interrogé plusieurs protagonistes de la transition démocratique. 

Article rédigé par Gaël Cogné
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Un Tunisien montre son doigt, qu'il a trempé dans de l'encre indélébile, après avoir voté pour les élections législatives, le 26 octobre 2014. (FETHI BELAID / AFP)

Pour la première fois, les Tunisiens vont choisir librement leur présidentdimanche 23 novembre. Un événement historique et difficile à imaginer, il y a encore cinq ans, quand Ben Ali régnait sans partage sur le pays.

Berceau des "printemps arabes", la Tunisie est parvenue à se doter d'une nouvelle constitution et organise des élections, là où l'Egypte, la Libye, le Yémen et la Syrie subissent un retour des militaires au pouvoir ou la guerre et le chaos. Francetv info s'est rendu en Tunisie pour comprendre pourquoi ce petit pays a mieux tenu le choc. Nous avons pu rencontrer plusieurs acteurs qui ont participé ou observé au plus près cette transition.

"Le plus dur est derrière nous"

"Le plus dur est derrière nous, mais il reste encore des sacrifices à faire", souffle le Premier ministre, Mehdi Jomaa. Dans quelques jours, il quittera les somptueux locaux ornés de plafonds sculptés d'arabesques du Dar El Bey, le palais du chef du gouvernement. D'autres le remplaceront. Le gouvernement de technocrates de Mehdi Jomaa a accompagné la dernière partie de la transition tunisienne, qui a débouché sur des élections législative et présidentielle. Une nouvelle ère doit commencer en Tunisie, celle du retour à la stabilité.

Le leader syndical de l'Uget, Rafik Wael Naouar, le 14 novembre 2014, à Tunis. (GAEL COGNE / FRANCETV INFO)

Pourtant, la Tunisie revient de loin. Rafik Wael Naouar, secrétaire général du syndicat Uget (Union générale des étudiants tunisiens, gauche), l'une des grandes forces syndicales tunisienne, se souvient, entre deux bouffées de cigarette, des mouvements qui ont suivi la révolution au sein des universités : "Après quelques mois, on a vu apparaître quelque chose de nouveau : le retour des islamistes. Il y a eu de grandes confrontations dans beaucoup d'universités. Ils voulaient islamiser l'université. Par exemple, des groupes venaient au restaurant universitaire et exigeaient que les garçons aillent dans une salle et les filles dans une autre". Et les choses se passent mal : "Cela a tourné à l'opposition frontale, des étudiants se sont retrouvés à l'hôpital", se souvient Rafik Wael Naouar.

Après la chute de Ben Ali, la Tunisie assiste à l'émergence d'Ansar Al-Charia, un groupe salafiste. Il réclame l'islamisation de l'éducation, des médias ou encore des commerces. Sur le terrain, il se distingue par ses coups d'éclat. Il bloque une université, saccage des débits d'alcool, s'en prend à une chaîne de télévision. Le vendredi 14 septembre 2012, à l'issue de la prière, des centaines de manifestants se jettent à l'assaut de l'ambassade américaine à Tunis. Les autorités tunisiennes accusent Abou Iyadh, fondateur d'Ansar Al-Charia et vétéran du jihad en Afghanistan, d'avoir orchestré ces manifestations violentes.

Deux assassinats politiques en 2013

Les tensions culminent l'année suivante. Deux responsables politiques, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, sont assassinés en février et juillet. Les salafistes d'Ansar Al-Charia sont pointés du doigt. Mais la grogne se tourne vers les islamistes d'Ennahdha, au pouvoir depuis leur victoire aux élections pour l'Assemblée nationale constituante (ANC) en 2012. Ils sont accusés de laxisme, de dérive autoritaire et de mauvaise gestion. Fin juillet, des milliers de manifestants réclament leur départ. Le pays semble au bord du gouffre, à deux doigts de se déchirer entre les conservateurs islamistes au pouvoir et les modernistes.

Ghada Louhichi, de l'ONG Al Bawsala, près de Tunis, le 15 novembre 2014. (GAEL COGNE / FRANCETV INFO)

"La situation était devenue ingérable. Il fallait prendre les bonnes décisions", se souvient Ghada Louhichi, de l'ONG Al Bawsala, qui observe au plus près les travaux de l'Assemblée constituante. "Les décideurs politiques ont cherché à éviter les confrontations directes à plusieurs reprises", remarque Ghada Louhichi. Finalement, Ennahdha accepte de quitter le pouvoir pour le remettre à un gouvernement de technocrates chargé d'organiser les élections. Et le parti islamiste expédie les affaires courantes. La sécurité s'améliore, la tension retombe d'un cran, le pays souffle.

Contrairement à l'Egypte, l'armée est restée "la muette"

La Tunisie a eu de la chance. L'armée ne s'est pas comportée comme en Egypte. "Elle a joué son rôle de muette", se gardant bien de toute ingérence dans les affaires du pays, rappelle le philosophe Youssef Seddik.

Car au même moment, l'Egypte vit un moment tragique. Le président islamiste Mohamed Morsi s'est arrogé les pleins pouvoirs. Le mécontentement gagne les rues du Caire. Opposants et partisans du président s'affrontent. L'armée se pose en arbitre, pose un ultimatum au président Morsi, qu'elle finit par renverser, le 3 juillet 2013. Le coup d'Etat s'achève dans un bain de sang quand les partisans du président déchu sont délogés du Caire.

Le fondateur et vice-président d'Ennahdha, Abdelfattah Mourou, se souvient du choc. "Après le 25 juillet [jour de l'assassinat de Mohamed Brahmi], certains étaient près à un confrontation. Mais on a vu ce qui s'est passé en Egypte et compris que la Tunisie pouvait basculer. Quelque part, nous en avons bénéficié. Finalement, pour nous, c'était une bénédiction et pour la Tunisie aussi." Aujourd'hui, il se félicite que la Tunisie ait eu "des gens responsables. La classe politique n'a pas dérapé".

La société civile en première ligne

Si elle a su éviter les écueils, c'est aussi parce qu'elle a bénéficié d'"une société civile forte et dynamique", ajoute Taïeb Baccouche, secrétaire général de Nidaa Tounès, le grand parti séculier qui a remporté les élections législatives d'octobre. Cet ancien de l'UGTT, le grand syndicat tunisien, rappelle que la société civile a "parrainé le 'dialogue national' pour trouver des sorties de crise" en réunissant les islamistes au pouvoir et l'opposition. Un dialogue qui a conduit au départ d'Ennahdha et a permis d'aboutir aux élections.

"Sous Ben Ali, les partis politiques étaient harcelés et c'était la société civile qui jouait ce rôle" de contre-pouvoir, notamment la toute puissante UGTT, explique Rafik Wael Naouar, dont le syndicat étudiant est proche. "C'est l'UGTT qui a parrainé le dialogue national pour ne pas avoir le scénario de l'Egypte. C'est la société civile qui a interrompu les déviations".

"La Tunisie a des institutions solides" 

Le Premier ministre Mehdi Jomaa salue aussi la force de la société civile "avec à sa tête les femmes qui jouent un rôle très important en Tunisie". Il veut également croire aux "spécificités historiques" de la Tunisie. "La Tunisie est un Etat qui a des institutions solides, on peut leur reprocher parfois d'être un peu lourdes ou de manquer d'efficacité, mais quand il y a une tempête, elles résistent. Il n'y a jamais eu de rupture de l'Etat. Le gouvernement a changé, le chef a changé, mais l'Etat a tenu, même s'il a été ébranlé, affaibli." Il évoque enfin une "tradition de la loi, de la Constitution" et rappelle que "le premier projet de Constitution [le pacte fondamental] date de 1857 (...). Tout cela est très important, comme l'air, on ne le voit pas, mais il est indispensable."

L'intellectuel Youssef Seddik précise que, contrairement à d'autres pays traversés par les "printemps arabes", la Tunisie a "une histoire et une composition sociologique qui en font un pays très homogène". De plus, il parle d'un pays "fasciné par la modernité occidentale dans ce qu'elle a de positif" depuis l'époque coloniale, et qui entretient une "proximité avec l'Europe". Enfin, pour lui, la Tunisie a "profité des tentatives de laïcité" menées sous Bourguiba. 

"Les vieux confisquent les postes"

La partie est-elle pour autant gagnée ? Rafik Wael Naouar a du mal à faire confiance à Nidaa Tounès, une formation hétéroclite qui compte des caciques du régime de Ben Ali et dont le candidat, Béji Caïd Essebsi, âgé de 87 ans, est favori pour la présidentielle. Sera-t-il tenté, s'il remporte cette élection, de s'arroger les pleins pouvoirs ? Pourra-t-il arriver au terme de son mandat ? Le jeune syndicaliste remarque que ce sont "les jeunes qui font le sale boulot, mais, à la fin, ce sont les vieux qui confisquent les postes, la société n'a pas confiance dans les jeunes" qui ont pourtant porté la révolution. Il se refuse toutefois à parler d'un conflit de générations.

Le fondateur d'Ennahdha, Abdelfattah Mourou, le 12 novembre 2014, chez lui, à Tunis. (GAEL COGNE / FRANCETV INFO)

Le fondateur d'Ennahdha, Abdelfattah Mourou, aurait aussi aimé voir de nouvelles têtes et ne s'emballe pas : "On ne peut pas dire si la démocratie a vaincu. Il faudrait dix autres années pour observer si les partis entrent et sortent. Il faut savoir quitter le pouvoir, comme savoir le prendre."

"Le discours officiel consiste à dire qu'avec les élections, la période transitoire s'arrête et qu'on entre dans une période plus stable, remarque Ghada Louhichi, de l'ONG Al Bawsala. Mais dans ces situations, on sait quand ça commence, mais pas vraiment quand ça prend fin. Je préfère dire que c'est un processus qui a réussi jusqu'à aujourd'hui."

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