Faut-il s'inquiéter de la radicalisation non violente en France ?
Franceinfo a interrogé Olivier Bobineau, co-auteur du livre "La Voie de la radicalisation, comprendre pour mieux agir", qui paraît jeudi.
Leur constat est alarmant. Dans le livre La voie de la radicalisation, comprendre pour mieux agir (éditions Armand Colin), qui paraît jeudi 2 mai, Olivier Bobineau, sociologue des religions, et le préfet Pierre N’Gahane, qui a dirigé le Comité interministériel de prévention de la délinquance, livrent une analyse de la montée de l'islamisme en France depuis les années 1980.
Ce travail sociologique et historique s’est inspiré d'une enquête menée dans le cadre d'une commande publique, lors de laquelle le cabinet d'études d'Olivier Bobineau a accompagné 1 040 personnes (569 enfants en école primaire, 304 collégiens, 62 lycéens et 105 personnes âgés de 16 à 35 ans), en région parisienne et dans l'ouest de la France. Pour des raisons de confidentialité, aucun propos n'est rapporté, aucun détail personnel sur le vécu des personnes entendues n'est révélé. Il s'agit d'un examen à froid d'événements géopolitiques et de phénomènes sociétaux à l'aide de concepts issus de l'anthropologie et de la sociologie. Prônant le "pas de côté", les deux auteurs s'intéressent aux "orphelins du sens" et se concentrent sur la "radicalisation non violente" qu’ils estiment être le "terreau" du terrorisme islamiste.
Franceinfo : Qu’entendez-vous par "radicalisation non violente" ?
Olivier Bobineau : Nous entendons souvent parler de radicalisation. Dans l’opinion publique, dans les médias, elle est associée à la violence terroriste issue du jusqu’au-boutisme islamiste. Nous sommes victimes de la conception anglo-saxonne, qui associe la radicalisation à la violence, à l'extrémisme physiquement exercé sur le corps des autres. Or, de notre point de vue, la radicalisation est un processus qui concerne tous les individus dès lors qu’une personne met en premier une valeur, une règle ou une norme dans son identité individuelle, mais aussi dans l’identité collective. Il peut s'agir de la religion, de l'amour, de l'argent, du travail... D’un point de vue conceptuel, nous proposons une définition originale de la radicalisation qui va à l’encontre de l’opinion commune.
Pourquoi s’intéresser à ce phénomène plus particulièrement ?
La radicalisation non violente est le cheval de Troie de la radicalisation violente. Il nous semble capital de comprendre la première, que nous appelons la radicalisation oubliée, pour comprendre la seconde. On nous fait croire souvent que, subitement, une personne a commis un acte criminel. Je n'en suis pas convaincu. Au regard des rares recherches dont nous disposons sur le sujet, il y a un processus de construction identitaire qui s’inscrit nécessairement sur une longue durée.
Nous ne basculons pas comme cela dans la violence, à moins d’être malade. Dans un rapport de 2016 du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation, Tobie Nathan [ethnopsychiatre, auteur du livre Les Âmes errantes] montre que sur les 60 candidats français au jihadisme qu'il a suivis, donc radicalisés et violents, seuls 6 d’entre eux, soit 10%, souffrent d’un trouble psychiatrique. Alors que fait-on des 90% restants ? Aujourd’hui, la radicalisation violente n’est perçue que d’un point de vue psychologique et juridique, pas d'un point de vue sociologique et anthropologique.
Interrogés par franceinfo, les ministères de l’Intérieur, de la Justice et de l’Education nationale estiment que la notion de "radicalisation non violente" n’est pas pertinente. Qu’en pensez-vous ?
Il faut faire la distinction entre radicalisation violente et radicalisation non violente parce que cette dernière, aujourd'hui, ne peut pas faire l'objet de sanctions juridiques alors que la radicalisation violente, via l'apologie de valeurs antirépublicaines, l'apologie du terrorisme ou l'incitation au trouble à l'ordre public, est encadrée juridiquement. Ce que nous disons, c'est que la radicalisation non violente ne peut pas faire l'objet de sanctions juridiques, mais qu'il faut bien trouver des réponses. Si les pouvoirs publics ne font pas le distinguo, ils ne peuvent pas comprendre le phénomène et ne peuvent pas agir.
Il existe un plan national pour la prévention de la radicalisation, des stages de sensibilisation à la citoyenneté... Peut-on vraiment dire que les autorités n’agissent pas en amont ?
Encore une fois, tant qu’ils ne font pas la distinction, en termes de mesures publiques, ils se tromperont d’objectif. Si un médecin ne fait pas le bon diagnostic, les médicaments qu’il va prescrire ne guériront pas. La radicalisation non violente est un processus long, qui comprend plusieurs étapes. Et si nous ne la comprenons pas, comment allons-nous la prendre en charge ? Nous allons reproduire des mesures provisoires, ouvrir un centre dit de "déradicalisation" et le fermer un an plus tard...
Quelles sont les origines de cette radicalisation non violente ?
Nous en sommes là parce qu’il y a eu des rendez-vous manqués. Ce qui est proposé dans le livre, c’est une radiographie du lien social en France et une histoire des échecs de l’intégration. Une certaine catégorie de la population a connu un plafond de verre, des obstacles, et n’a pas pu participer à la dimension sociale, économique, politique et religieuse de la société.
La radicalisation non violente naît de la rencontre entre une demande et une offre. D'un côté, nous avons une demande identitaire, une demande de repères, de racines, de sens. En face, nous avons une offre qui fournit un kit identitaire avec le radicalisme religieux. Mais ce radicalisme est devenu politique. Cette offre politico-religieuse, c'est ce que j'appelle "l’intransigeantisme musulman", qui peut constituer le terreau du passage à l’acte violent.
Les personnes en quête identitaire sont ce que vous appelez des "orphelins du sens". Comment sont-ils apparus ?
On attendait des "beurs", dans les années 1980, qu'ils s'intègrent tranquillement, comme toute contre-culture, la contre-culture étant la culture d’un groupe social opposé à la culture dominante. En effet, le brassage des contre-cultures permet aux populations d'être assimilées. La contre-culture paroissiale opposée à la République, au XIXe siècle et au début du XXe, a été intégrée après la Seconde Guerre mondiale. Dans les années 1950, le rock’n’roll était considéré comme "diabolique", il est finalement devenu la musique de référence. Ceux qui portaient la contre-culture de Mai 1968 sont aujourd'hui des chefs d’entreprise, des patrons de presse, des ministres, des syndicalistes.
Mais la contre-culture des "beurs", des cités, avec sa musique, son langage, ses vêtements, son alimentation, n'a pas été assimilée, et a parfois été vue comme le "grand adversaire" de la société démocratique et libérale après des événements géopolitiques, des chocs, dont les ondes vont se propager et avoir des conséquences redoutables.
Pourquoi l’année 1989 est, selon vous, une année importante ?
Entre 1945 et 1989, le "grand adversaire" de l'Occident, c'est le barbu rouge, le bolchevik, qui avec son poignard ensanglanté fait peur au bourgeois. Mais en 1989, avec la chute du mur de Berlin, le grand adversaire communiste disparaît. Il est remplacé par le barbu vert, le vert étant le symbole de l’islam.
En 1989, l’ayatollah Khomeini lance une fatwa contre l'écrivain Salman Rushdie [pour son roman Les Versets sataniques], activant à l'échelle internationale la peur de l'islam radical. Il célèbre aussi fièrement les dix ans de la révolution islamique. C'est une personnalité à laquelle vont se référer certains "beurs", notamment certaines jeunes filles en France, qui vont se mettre à porter le voile iranien, mis en scène dans la sphère publique, à l'époque, le tchador.
Dans l’opinion, émerge un amalgame entre islam, musulmans, arabes et Maghreb. Un amalgame qui n’a pas de sens puisque l’ayatollah Khomeini est perse, qu’il n'apprécie pas les Arabes, qu’il est chiite duodécimain – c’est-à-dire représentant d’une branche ultraminoritaire de l’islam qui ne concerne que 1,2% de la population de confession musulmane mondiale – et que les Maghrébins qui sont en France, quant à eux, ont des racines religieuses sunnites.
En mars 1989, en France, des listes avec des "beurs" et des "beurettes" se présentent aux élections municipales. C’est la possibilité, pour cette génération, d'accéder au monde politique. Or, c’est un échec. Et pour les jeunes issus de l'immigration, il y a un conflit de loyauté impossible à résoudre. D’un côté, "je suis fidèle à mes racines maghrébines qui me rejettent" et de l’autre "je suis fidèle à la République, à la société d’accueil, à son système politique, mais qui peine à m'intégrer".
Pourquoi mentionnez-vous aussi l'année 2005 ?
Cette année-là, en France, une colère s'exprime avec les émeutes qui ont embrasé des quartiers sensibles à la suite de la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis).
A l'international, deux événements capitaux surviennent. En janvier, Abou Moussab al-Souri, un jihadiste d’Al-Qaïda publie sur Internet un "appel à la résistance islamique mondiale". C'est une déclaration de guerre à l'Occident. En septembre, l'affaire des caricatures de Mahomet publiées par le quotidien danois Jyllands-Posten remet de l'huile sur le feu. Que se passe-t-il alors dans la tête de certaines Françaises et certains Français de la deuxième génération, mais aussi de la troisième génération ? Ils se disent : "Je viens de trouver un nouveau repère, la religion, je viens de trouver du sens alors que ça a été compliqué de m'intégrer socialement, économiquement, politiquement, et vous êtes en train de ridiculiser ce qui donne du sens à ma vie. Oui, je suis en colère."
C'est en 2005 que l'on franchit un cap fondamental : certains estiment qu'il faut passer à l'action politique, au nom de leur religion, contre les sociétés démocratiques.
En vous intéressant à des personnes radicalisées et non violentes, vous êtes tombés sur des profils qui sortent de la représentation générale des auteurs d'attentat, à savoir des délinquants qui ont sombré dans l'extrémisme religieux. Vous parlez de personnes diplômées, instruites. Cela vous a-t-il surpris ?
Non. Jusqu'à notre livre, nous nous fondons sur des corrélations (délinquance, milieu familial, fréquentations sur Internet) pour expliquer le passage à l'acte violent. Nous écrivons dans cet ouvrage qu'il peut y avoir une corrélation, mais que si nous adoptons l'approche sociologique et anthropologique de la construction identitaire, nous découvrons que le véritable enjeu, avant le passage à l'acte violent, est d'abord la recherche de sens, de cadres et de repères, et que cela ne concerne pas que des petits délinquants.
Le radicalisme musulman est-il différent des autres types de radicalisme ?
Le danger de la radicalisation non violente musulmane vient du fait qu'elle porte atteinte à la laïcité, en fusionnant le religieux et le politique. Mais ce n'est pas la seule. Toute radicalisation qui fusionne politique et religieux menace notre société. Le danger est de laisser la place à ce type de proposition qui prend un vernis religieux mais qui, derrière, est profondément politique, idéologique et qui a pour but de combattre notre République, notre régime de laïcité.
Que faites-vous des autres radicalités ?
Nous sommes aujourd'hui à l'âge de la radicalité identitaire : nous tous, dans notre construction, cherchons un principe premier à nos actions. Il y a de la radicalité sur le plan politique, à l'extrême gauche, à l'extrême droite, mais également sur le plan syndical, ou encore dans certains groupuscules catholiques, juifs, protestants et orthodoxes.
Ce que je crains pour la société française, ce n'est pas que l'une de ces radicalités domine, mais que l'on assiste à une surenchère entre ces radicalités violentes. Et je sais que l'un des objectifs de "l'intransigeantisme musulman", mais aussi d'extrémismes politiques, c'est précisément que l'on se "tape sur la figure" pour aboutir à une révolution violente, à une guerre civile.
Quelle est votre solution ?
Pour ma part, la solution doit être durable. Je considère qu'elle réside dans l'éducation. C'est pourquoi je vais cofonder à l'automne le campus Montessori-Morin. Cette "école du sens pour toute la vie" s'inspire des travaux de la pédagogue Maria Montessori et des enseignements du philosophe et sociologue Edgar Morin, qui est notre parrain. Cette école repose sur trois fondements. Le premier est le fait de se comprendre soi tout en apprenant à gérer ses émotions. Le deuxième est la compréhension du monde dans sa complexité en développant un esprit critique et non pas à travers la simplification proposée par toutes les radicalités violentes. Le troisième fondement réside dans l'altruisme, à travers la conception du visage d'Emmanuel Levinas, visage si fragile et pourtant infiniment intense pour chaque relation humaine, et la paix entre chacune et chacun en s'inspirant de l'anthropologue Marcel Mauss. Ce dernier conclut son Essai sur le don, en 1925, en écrivant : "Soit les hommes s'écartent, se méfient et se défient, et c'est la guerre, soit ils se traitent bien, se confient et c'est la paix."
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.