: Reportage Séismes en Turquie : dans ses hôtels et même son club de foot, la ville balnéaire d'Antalya accueille des milliers de familles sinistrées
De longues tables chargées de jouets, de biscuits et de boissons fraîches les attendent à leur arrivée à l'aéroport d'Antalya, cité balnéaire du sud-ouest de la Turquie, au bord de la Méditerranée. Les sinistrés des tremblements de terre du 6 février, qui ont ravagé une partie du sud du pays ainsi que le nord de la Syrie, y sont reçus par des bénévoles. Avec ses plages, ses falaises et son climat appréciés des vacanciers, Antalya est un haut lieu du tourisme en Turquie. Mais depuis la catastrophe, la région voit affluer de plus en plus de rescapés des séismes. Au total, plus de 72 000 personnes ont déjà pu trouver un logement dans la province, selon les autorités, qui s'appuient sur les nombreux hôtels de la zone. Parmi les premiers à réagir figure le Özkaymak Falez Hotel, un cinq-étoiles, qui héberge désormais 96 sinistrés.
"Une heure à peine après le séisme, notre réseau a ouvert des chambres dans des hôtels à Mersin, Adana, Van et Diyarbakir", retrace Hüseyin Çiçek, PDG du groupe hôtelier Özkaymak. La solidarité s'est ensuite étendue à des établissements plus à l'ouest, dont cet imposant complexe en bord de mer. Les premiers "invités", comme le gérant appelle les sinistrés qu'il héberge, étaient un groupe d'adolescents originaires de la province du Hatay, qui participaient à une compétition d'arts martiaux près d'Antalya au moment du séisme. "On s'est dit que ces jeunes avaient sûrement tout perdu, leur maison, peut-être des membres de leur famille, raconte Hüseyin Çiçek. Il était hors de question qu'ils retournent là-bas, au milieu des décombres."
Les jours suivants, une vingtaine de familles ont poussé la porte de l'hôtel Falez, souvent après un voyage éprouvant en bus ou en voiture. "Les routes étaient détruites à cause du séisme, nous avons roulé dix-huit ou vingt heures", se remémore Ali, 49 ans, qui a fui Antioche avec ses parents âgés et une partie de sa famille. Pendant deux jours, ils ont d'abord dormi dans une tente, avant d'être transportés vers Antalya. "Il faisait très froid la nuit, c'était invivable, raconte l'homme en fauteuil roulant. Nous avons tout perdu. Les affaires que j'ai, les vêtements que je porte aujourd'hui, tout m'a été donné ici."
Un accueil gratuit, mais pas pérenne
Pour héberger les sinistrés, l'hôtel Falez ne reçoit pas d'aide extérieure ni de subsides du gouvernement. "Nous sommes en bonne santé financière, alors nous le faisons sur nos fonds propres", souligne Hüseyin Çiçek. Les familles déplacées peuvent manger gratuitement au buffet de l'hôtel et ont accès à un espace au rez-de-chaussée où sont entreposés les dons de vêtements, notamment. "En temps normal, c'est notre boutique, explique le patron. Nous l'avons vidée, mais nous avons gardé cette idée de magasin, afin que les gens puissent venir se servir, sans que cela ressemble trop à une distribution humanitaire." Le système vise avant tout à préserver la dignité des victimes. En plus du logement et de la nourriture, les familles déplacées reçoivent une attention médicale et des psychologues sont venus rendre visite aux plus jeunes.
"Nos enfants étaient déjà timides, mais depuis le séisme, ils ne parlent pas beaucoup", racontent Aziz et Sehnaz, un couple qui a dû quitter la ville d'Adana, à une centaine de kilomètres à vol d'oiseau de l'épicentre du tremblement de terre. Installés sur la terrasse de l'hôtel avec leur fils Kenan, 13 ans, et leur fille Melinay, 3 ans, ils se rappellent leur périple jusqu'à Antalya. "Tout ce que l'on cherchait, c'était à s'éloigner de la zone du séisme", explique Aziz, qui travaillait comme commercial. Son entreprise lui a prêté une voiture, dans laquelle sa famille a dormi avant de prendre la route sans destination précise. "En regardant une carte, j'ai vu qu'Antalya était en dehors de la zone à risque", se souvient Sehnaz. Elle a trouvé cet hébergement au Falez, grâce à la page dédiée d'un site internet de réservation d'hôtels. "Nous sommes soulagés d'être ici", confie la famille, qui reste toutefois dans le "flou complet".
"Le gouvernement a fait des annonces, ils ont promis de donner de l'argent pour que l'on puisse reconstruire nos maisons, mais nous n'avons pas plus d'informations", déplore Aziz. Sa famille, comme toutes les autres hébergées dans l'hôtel, est enregistrée auprès de l'Afad, l'organisme officiel de secours turc. Mais les perspectives sont limitées. "Tout le monde ici n'a qu'une question en tête : 'Comment rentrer chez nous ? Et que faire ensuite ?'" confie Sehnaz. Depuis Antalya, le couple cherche des solutions de relogement et envisage de contacter des cousins éloignés, sans trop d'espoir.
"Les loyers sont très élevés, surtout dans la région d'Antalya. Va-t-on devoir vivre dans une caravane ?"
Aziz, 51 ans, rescapé des séismesà franceinfo
La famille sait qu'elle pourra rester au Falez Hotel jusqu'à "fin mars", comme l'assure le PDG du groupe hôtelier. Et après ? "Cela va devenir compliqué pour nous, glisse Hüseyin Çiçek. La saison va reprendre et nous avions déjà des réservations de l'étranger, pour des touristes et des groupes." La forte mobilisation des hôtels du secteur, qui étaient parfois fermés pendant la saison hivernale, comme l'a souligné le gouverneur d'Antalya (en turc), a ses limites. "La situation est plus difficile dans les petits hôtels, fait remarquer Hüseyin Çiçek. Il faudrait réfléchir à une aide afin de payer pour les chambres, ou au moins prendre en charge les factures de chauffage et d'électricité." Sur ce point, le patron d'hôtel attend des "solutions du gouvernement".
Un club de sports devenu centre d'hébergement
Pour accueillir les sinistrés, les principaux acteurs d'Antalya jouent collectif. Le matin de la catastrophe, le club d'AntalyaSpor, qui regroupe plusieurs disciplines et notamment du football sous sa bannière rouge et blanche, a décidé de convertir ses installations en dortoirs et lieux de vie. Depuis, "230 personnes sont déjà passées par notre structure et 140 sont actuellement hébergées chez nous", détaille Mustafa Türker, vice-président du club. L'opération a été mise sur pied "très rapidement", se félicite-t-il. "L'entraide fait partie de nos valeurs sportives, et en tant que club, nous pouvons nous passer de la bureaucratie pour agir au plus vite."
Les employés d'AntalyaSpor ont transformé les bâtiments en quelques jours. Le bureau de l'équipe de volley-ball est devenu un centre de coordination. Le salon de détente pour les jeunes joueurs est désormais une salle de jeu pour les 39 enfants accueillis en urgence. Pendant que les entraîneurs s'occupent des familles, le médecin du club suit bénévolement ceux qui sont arrivés avec des blessures. Au rez-de-chaussée, des cartons de poussettes s'entassent à côté des piles de couches et de produits d'hygiène divers. A l'étage, les dons de vêtements sont triés par deux salariées, qui ont mis leurs dossiers entre parenthèses pour aider les rescapés.
"De mon côté, je suis responsable d'une vingtaine de personnes qui dorment dans le gymnase", explique Can Bekrioğlu, d'ordinaire chargé des relations internationales du club. "Elles peuvent tout me demander. En un coup de téléphone, je leur trouve ce qu'elles veulent." D'un pas décidé, il fait le tour du bâtiment, serre des mains, prend des nouvelles. En l'espace d'une semaine, le jeune homme a noué des liens avec certains sinistrés, "ceux qui veulent bien parler", comme Hilal, 22 ans, employée dans le bâtiment, et son cousin Dogukan, étudiant de 25 ans.
"On vit au jour le jour"
"Ici, il y a toute l'aide dont nous avons besoin", assure Hilal, qui n'a rien pu emporter des ruines de son logement, à Antioche. Autour de la jeune femme, dans le réfectoire du club converti en lieu de vie, plusieurs familles discutent, en turc ou en arabe. L'ambiance est pesante, alourdie par les images des villes dévastées qui tournent en boucle sur la télévision installée dans un coin de la pièce."On vit au jour le jour", souffle Dogukan, la mine sombre. Sur son téléphone, il garde des photos éprouvantes qu'il n'hésite pas à montrer, comme pour prouver ce qu'il raconte. On y voit des victimes, placées dans des sacs mortuaires juste devant leur immeuble effondré. Le jeune homme s'estime "chanceux" : il n'a pas perdu de proches.
"Ce qui nous fait le plus peur, c'est l'avenir, le fait de ne pas pouvoir se projeter."
Hilal, 22 ans, rescapée des séismesà franceinfo
En apportant leur aide aux déplacés de la catastrophe, les employés du club d'AntalyaSpor prennent la mesure des traumatismes psychologiques. Autant de blessures invisibles avec lesquelles il faut composer. "On évite de lancer les jouets par exemple, car les bruits de choc font très peur aux enfants", explique Elif, 24 ans, entraîneuse de volley-ball en temps normal. Des sacs à la main, elle revient d'une sortie à l'aire de jeux, où elle a remarqué deux types de comportements chez les plus jeunes. "Il y a ceux qui ne comprennent pas vraiment, qui sont heureux que l'on s'occupe autant d'eux, décrit-elle. Et puis il y a ceux qui sont mutiques... Mais on voit bien le souci dans leurs yeux." Pour accompagner au mieux les petits sinistrés, un livret de bonnes pratiques édité par l'Unicef circule au sein du club.
"Ces gens ont tout perdu, il ne leur restait souvent que leur voiture, garée dans la rue. Certains sont arrivés en pyjama, car le séisme a eu lieu au petit matin", raconte Can Bekrioğlu, le regard soudainement vide. AntalyaSpor devra toutefois siffler la fin du dispositif dans un futur proche. "Nous ne sommes qu'un club après tout, et les compétitions vont reprendre dans quelques semaines", se justifie la direction. Comme les gérants d'hôtel, l'association sportive espère que le gouvernement sera présent lorsqu'il faudra passer le relais de la solidarité.
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