Reportage "Le maire nous a dit que le barrage tiendra" : après les inondations en Russie, la colère des habitants de la ville d'Orsk contre les autorités

Des milliers d'habitants de cette ville ouvrière de l'Oural ont vu leur maison inondée par la rupture d'un barrage. Dans une Russie où toute contestation est muselée, ils ont partagé sur franceinfo leur exaspération contre les autorités.
Article rédigé par Sylvain Tronchet - Anastasia Sedukhina
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Dans le quartier "Nickel" d'Orsk, des habitants tentent de sauver ce qui peut encore l'être dans leurs maisons inondées. (SYLVAIN TRONCHET / RADIOFRANCE)

Après une remontée brutale des températures, des crues record ont inondé des régions entières au Kazakhstan et en Russie, dans le sud de l'Oural et en Sibérie orientale. Le niveau de plusieurs cours d'eau est monté extrêmement rapidement depuis le vendredi 5 avril, battant des records vieux de 80 ans comme sur le fleuve Oural, qui a notamment inondé Orsk, à la frontière géographique entre l'Europe et l'Asie. Dans cette ville de 200 000 habitants, près de 2 000 maisons ont été inondées et 8 000 personnes évacuées et sinistrées. Mais chose rare en Russie, cette cité ouvrière crie sa colère, comme a pu le constater l'envoyé spécial de franceinfo.

Depuis une semaine, des centaines d'habitants font la queue tous les jours devant le théâtre pour récupérer un colis d'aide alimentaire comme Serguei, dont la maison est sous deux mètres d'eau. "Je l'ai construite il y a 12 ans, tout était bien rénové et maintenant tout est sous l'eau. Je ne sais plus comment rentrer chez moi, je suis hébergé chez des amis. Mais quand est-ce que l'eau va baisser ? Où vais-je dormir ?", demande ce sinistré.

Serguei est en colère et désemparé, comme Elena, une de ses voisines. "Nous sommes en grande difficulté et nos autorités se taisent, enrage cette veuve qui vit avec sa mère et ses trois enfants. Elles ne nous disent rien du tout. J'ai fait une demande auprès des services de l'État, mais je n'ai rien eu." Elena nous montre ses vêtements. C'est tout ce qu'il lui reste explique-t-elle. Avec sa mère, elles touchent environ 30 000 roubles (300 euros) de pensions que quelques petits boulots viennent compléter.

Des habitants d'Orsk viennent récupérer de l'aide alimentaire au théâtre de la ville. (SYLVAIN TRONCHET / RADIOFRANCE)

Avec ses tramways bringuebalants, ses usines qui crachent une fumée ocre et ses portraits de travailleurs méritants affichés sur la place Lénine, Orsk n'est pas sortie indemne de l'époque soviétique. "C'est une ville pauvre, explique Anton, un journaliste de la région, c'est un grand centre industriel mais malheureusement dans les années 1990 de nombreuses usines ont fermé. Les premiers quartiers inondés, la vieille ville, le quartier Nickel, sont très pauvres".

"Les habitants ont perdu leurs biens, ils sont choqués et ont peur."

Anton, un journaliste de la région

à franceinfo

Le quartier Nickel – surnommé ainsi parce qu'il a été créé par un conglomérat métallurgique dans les années 30, pour loger les ouvriers – a été submergé dans la soirée du 5 avril quand un barrage a cédé. Deux jours plus tôt, pourtant, les autorités se voulaient rassurantes."J'allais voir le barrage deux fois par jour, j'étais très inquiète, se souvient Natalia, une habitante du quartier. Notre maire est venu pour nous dire que tout était sous contrôle, que le barrage tiendra. Quand le barrage a cédé, l'eau a tout recouvert en une seconde. Je suis partie en pantoufles", raconte-t-elle.

Les sinistrés dénoncent la corruption des autorités

Le barrage en question est plutôt une grosse digue de terre. Certains racontent qu'on y a tout mis lors de la construction, des vieilles planches, des déchets. Le maire d'Orsk a affirmé lors d'une réunion publique que des castors avaient fragilisé ce barrage, mais les habitants lui ont rétorqué que des malfaçons et la corruption sont les responsables. Ici, tout le monde se souvient du prix de ce barrage lors de sa construction, il y a 10 ans : "Un milliard de roubles !", s'étrangle Serguei (environ 10 millions d'euros). Une somme colossale.

Les habitants du quartier Nickel en sont convaincus, une partie de cet argent a été détournée. Vraie ou non, cette explication en dit long sur leur degré de confiance envers les autorités. Elena ajoute : "C'est comme tous ces vêtements, ces meubles, qu'on nous envoie d'un peu partout. Combien l'administration va se mettre dans la poche ? Qu'est-ce qu'on récupérera à l'arrivée ?" Lors d'une réunion, le gouverneur de la région a demandé que les habitants cessent de filmer avec leur téléphone mobile. "Et comment pourra-t-on prouver que vous avez dit quelque chose ?" ont-ils répliqué.

Quand les habitants se cotisent pour acheter un bateau à moteur

Comme souvent en Russie, l'annonce de la catastrophe naturelle a déclenché un grand élan de solidarité. Des bénévoles de toute la région ont afflué pour aider les habitants à évacuer. Batyr, un grand gaillard en cuissardes de pêche, raconte qu'avec son association de secouristes ils enchaînent les évacuations depuis une semaine. "J'ai dû évacuer 200 personnes personnellement, raconte cet ingénieur, qui intervient dans le secteur d'Orenbourg, la capitale régionale. Nous avons dû sortir des gens alités, malades qui étaient réfugiés dans le grenier." Natacha, elle, récupère les animaux abandonnés dans les maisons inondées. "Les gens sont partis en laissant les animaux derrière eux, explique cette jeune femme. L'Etat n'est pas présent, même pour les quelques bénévoles qui essaient de s'occuper des animaux. Il n'y a pas de refuge à Orsk et il y a beaucoup d'animaux errants".

Le système D reste de mise, assure Natalia qui affirme que les moyens de l'État sont inexistants. "Nous nous sommes débrouillés seuls, les hommes travaillaient les deux premiers jours dans notre quartier avec un bateau à rames. C'est très difficile quand de l'eau vient du barrage avec un fort courant. Tous les habitants se sont donc cotisés pour leur acheter un bateau à moteur. Cela en dit long quand des gens modestes apportent de l'argent et de l'aide", soupire-t-elle. Le ministre des Situations d'urgences, Alexandre Kourenkov, s'est pourtant rendu sur place. Mais il a surtout fustigé l'attitude des "gens qui n'ont pas évacué alors que l'alerte avait donnée depuis une semaine." Des propos moyennement appréciés à Orsk.

Les habitants d'Orsk dont la maison a été inondée doivent essentiellement compter sur leurs propres moyens pour évacuer leurs biens. (SYLVAIN TRONCHET / RADIOFRANCE)

Natalia, comme ses voisins, n'a pas d'assurance. "Je ne leur fais pas confiance, explique Serguei. Il y a toujours une bonne raison pour qu'ils ne paient pas." La semaine dernière, les sinistrés ont crié "Poutine à l'aide" sur la place Lénine. Mais le président n'a pas cillé et ne viendra pas à Orsk, a dit le Kremlin qui précise qu'il "se tient informé de la situation". Comme souvent, Moscou laisse les autorités locales gérer la colère des habitants. Elles viennent d'annoncer une aide d'urgence de 100 000 roubles par personne (1 000 euros) et de promettre qu'il y aura des indemnisations pour les maisons. Mais sans plus de précisions.

Polina, elle, s'accroche à ces promesses. "L'espoir fait vivre, souffle cette femme au bord de l'immense lac qu'est devenu son quartier, et j'ai vraiment envie d'y croire. Mon mari, qui est réaliste, ne croit pas qu'ils paieront. J'aimerais beaucoup que le président [Poutine] s'implique dans cette affaire, parce que maintenant ils vont tous oublier ce qui nous est arrivé. On sera livré au maire qui nous avait promis que le barrage ne romprait pas", craint-elle.

Hors micro, de nombreux habitants nous confient n'avoir confiance en personne, ni à Orsk ni à Moscou. L'image d'une Russie unie, toute entière derrière le pouvoir, en prend un coup. Elle s'est fracassée sur le mur d'eau du fleuve Oural.

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