Syrie : le droit international est-il vraiment mort à Alep ?
Des voix s'élèvent pour dénoncer la passivité de l'Occident face à la situation dans cette ville rebelle du pays, écrasée par les bombes russes et le régime de Bachar Al-Assad.
"C’est la fin du droit international." Dans un entretien accordé à franceinfo, mardi 13 décembre, l'essayiste Raphaël Glucksmann s'est indigné de la situation humanitaire à Alep. Pour lui, l'inaction de la communauté internationale face aux exactions commises par le régime de Bachar Al-Assad dans la deuxième ville syrienne signifie "la fin de toute prétention de l’Occident à parler des droits de l’Homme". L'urgentiste Raphaël Pitti s'est montré tout aussi défaitiste. "Le droit international est mort avec Alep", a-t-il déclaré à franceinfo.
Ces formules ne font pas l'unanimité. "Tout le monde est à court de termes pour décrire ce qu'il se passe à Alep, avance Nina Walch, spécialiste des conflits armés à Amnesty International. Si on veut se placer sur ce terrain, le droit international est mort depuis bien longtemps en Syrie. En 2013, on dénonçait déjà des crimes de guerre impunis, avec une torture systématique érigée en stratégie d'Etat."
Directeur du Centre de recherche sur les droits de l'Homme et le droit humanitaire de l'université Paris-II, Olivier de Frouville appelle, lui aussi, à relativiser, avec "un peu de profondeur historique". "On aurait pu parler de fin du droit international dans les années 1990, à Sarajevo (Bosnie-Herzégovine), quand la ville et ses civils ont été pilonnés pendant cinq ans, rappelle-t-il. Mais le droit international humanitaire a survécu et, d'une certaine manière, il a été relancé, avec la création des tribunaux pénaux internationaux."
"Déni du droit humanitaire"
"Il ne faut surtout pas dire que le droit international est mort, assène Frédéric Joli, porte-parole du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en France. On a mis 150 ans à le construire et il existe bel et bien, avec les conventions de Genève signées par 196 Etats." Ce corpus juridique protège autant les soldats blessés ou prisonniers que les civils. Il interdit, y compris aux groupes armés non étatiques, la torture, les tirs sur les ambulances et les hôpitaux ou encore le recours aux boucliers humains.
"Ce droit est largement suffisant, mais il est mal appliqué et mal respecté, déplore Frédéric Joli. Ces violations sont malheureusement le dénominateur commun des 35 conflits en cours sur la planète, en Syrie, mais aussi en Irak, au Soudan du Sud, au Nigeria... On peut davantage parler de déni du droit humanitaire."
Au fil des mois, la communauté internationale a dénoncé ce déni à Alep. En février, l'ONU condamnait "des violations flagrantes du droit international" après des bombardements d'hôpitaux. En septembre, au tour de l'Otan de voir à Alep "une violation flagrante du droit international". A la fin novembre, la France s'emportait à l'ONU contre les "principes élémentaires" du droit international "bafoués par le régime [syrien] et ses soutiens". Mais jamais ces violations du droit n'ont donné lieu à des poursuites en justice.
Une Cour pénale internationale impuissante
Peut-on donc bafouer le droit international impunément ? "Le seul moyen actuel de sanctionner les crimes de guerre s'appelle la Cour pénale internationale (CPI)", indique Nina Walch, d'Amnesty International. Or, la Syrie n'ayant pas ratifié le statut de Rome créant ce tribunal international, seul le conseil de sécurité de l'ONU peut saisir un procureur de la CPI pour engager des poursuites. Une telle éventualité est hautement improbable dans le cas syrien, car la Russie, alliée du régime de Bachar Al-Assad, dispose d'un pouvoir de veto au conseil de sécurité qu'elle utilise abondamment.
"Le drame d'Alep montre la nécessité d'encadrer, si ce n'est d'abolir, ce droit de veto, estime le professeur de droit public Olivier de Frouville. Deux initiatives existent en ce sens aux Nations unies, avec le soutien d'une majorité d'Etats, dont la France et le Royaume-Uni. Mais la Russie, la Chine et les Etats-Unis s'y opposent et leur veto empêche toute modification."
Face à cette impasse, il appartient aux Etats d'imaginer et de mettre en œuvre d'autres formes de sanctions, qu'elles soient économiques, diplomatiques ou militaires. "S'il n'y a pas de volonté politique de le faire respecter, le droit international n'est qu'un ensemble de paroles vides sur une feuille A4", résume Nina Walch, d'Amnesty International. "Les politiques doivent se mettre face à leurs responsabilités et ce qu'ils ont signé", ajoute Frédéric Joli, du CICR, rappelant que les conventions de Genève engagent les Etats "à respecter et à faire respecter" le droit humanitaire.
"Pas à l'abri d'être jugés dans dix ans"
Un droit si fréquemment ignoré et si mal défendu a-t-il encore un sens ? "Sans vouloir positiver outre-mesure, ce droit est fort utile, assure Frédéric Joli. Il sert de base à notre action sur le terrain, il nous permet de rappeler aux Etats leurs engagements, d'exiger des chaînes de commandement la fin des violations et de sensibiliser les combattants à ces règles de la guerre qu'ils ne connaissent pas forcément."
S'il n'y a plus de droit humanitaire, on revient au droit du vainqueur, et malheur au vaincu.
Nina Walch, d'Amnesty International, veut croire à l'effet dissuasif du droit international. "C'est toujours bien de faire savoir aux combattants qu'ils ne sont pas à l'abri d'être jugés dans dix ans, rappelle-t-elle. La simple existence de règles permet d'établir quand elles ont été brisées et de qualifier ce qui se passe. Des associations comme la nôtre compilent des preuves pour plus tard, notamment grâce aux réseaux sociaux, avec l'espoir de trouver, un jour, un moyen de renvoyer les coupables devant la justice."
Le chercheur Olivier de Frouville rappelle que "la Cour pénale internationale n'a pas encore 20 ans et peut évoluer". Sur Radio Canada, l'ancienne haute-commissaire de l'ONU aux droits de l'Homme Louise Arbour ne fait pas, non plus, une croix sur un futur procès. "Pour les gens qui meurent en Syrie aujourd'hui, c'est trop peu, trop tard, concède-t-elle. Mais c'est possible d'imaginer que cela va se produire un jour."
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