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"Les réfugiés syriens sont une arme"

Cyril Roussel, géographe et spécialiste des migrations, travaille à l'Institut français du Proche-Orient à Amman, la capitale de la Jordanie. Il détaille à francetv info les conditions de vie des réfugiés syriens dans le pays.

Article rédigé par Gaël Cogné
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Un petit garçon syrien joue avec une arme en plastique dans le camp de réfugiés de Zaatari, en Jordanie, le 8 août 2013. (MOHAMMAD HANNON / AP / SIPA)

Plus de deux millions de réfugiés ont fui la Syrie en guerre, selon le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) des Nations unies. Une hémorragie qui pèse lourd sur les pays voisins. Cyril Roussel est géographe. Il travaille à Amman, capitale de la Jordanie. Un pays qui accueille à lui seul 515 000 réfugiés, soit près d'un dixième de sa population. Au sein de l'Institut français du Proche-Orient, Cyril Roussel observe et étudie les migrations dans cette région déjà marquée par les afflux de Palestiniens et d'Irakiens. Pour francetv info, il revient sur les conditions dans lesquelles ils vivent en Jordanie.

Francetv info : Qui sont les réfugiés qui arrivent en Jordanie ?

Cyril Roussel : Presque exclusivement des sunnites [la branche de l'islam des rebelles syriens]. Ils vivaient dans les zones bombardées et sont proches des rebelles. Pas forcément des activistes, mais ils ne portent pas le régime dans leur cœurA Amman, les réfugiés viennent de Damas ou de grandes villes syriennes. Ils ont des ressources financières. Et puis il y a les autres, la grande majorité, qu'on voit moins, parce qu'ils s'installent dans un cadre rural.

Au départ, à partir de fin 2011, les réfugiés venaient dans des conditions assez favorables. Ils faisaient appel à des réseaux familiaux, tribaux. Ces liens peuvent avoir plusieurs siècles et se sont tissés à travers des mariages. Les réfugiés s'implantaient là où se trouvaient leurs contacts.

Par la suite, l'accès au logement a déterminé les lieux d'implantation. Quand on passe de 50 000 à 500 000 réfugiés, la pression sur les locations est très forte. Le coût du logement est devenu trop lourd. Les réfugiés sont allés chercher de plus en plus loin, dans les campagnes. Enfin, quand on n'a pas du tout de moyens financiers, il reste le camp.

Et le camp de Zaatari, qui représente le deuxième plus gros camp au monde ?

On a souvent cette vision du réfugié dans un camp. Or, il faut savoir qu'en Jordanie, seuls 25% des réfugiés syriens sont dans un camp [il y a 4 camps en Jordanie, mais près 95% des réfugiés sont dans le camp de Zaatari]. Cependant, presque tout le monde y passe. Les frontières sont fermées et quand un réfugié arrive, il est conduit dans le camp. C'est une zone de transit obligatoire. 

Deux réfugiés syriennes portent de l'eau, dans le camp de Zaatari, en Jordanie, le 18 mai 2013. (KHALIL MAZRAAWI / AFP)

Y restent-ils longtemps ?

Cela dépend. Il faut faire des papiers pour sortir du camp de Zaatari. Les réfugiés doivent avoir un "kafil". Ce terme désigne quelqu'un qui protège, mais dans la littérature, c'est aussi le responsable de l'esclave. Le kafil est un Jordanien qui va se porter garant auprès des autorités. Les papiers remplis, ils peuvent alors circuler dans le pays. Ce système existe aussi dans les pays du Golfe et permet de contrôler l'immigration.

Il existe plusieurs cas. Pour certains réfugiés, c'est très simple. Ils connaissent un Jordanien. Ce dernier a prévu leur arrivée, peut-être trouvé un logement. Ils ont rendez-vous au camp avec les papiers, le taxi attend et ils ne verront Zaatari que pendant cinq heures.

Mais d'autres ne connaissent personne. Ils peuvent rester bloqués deux ou trois mois. Un "trafic de kafil" s'est développé, dans le camp. On paye un kafil l'équivalent de quelques centaines d'euros. Il va fournir les papiers, aider à s'installer et ensuite la famille n'a plus de relation avec lui.

Enfin, certains sortent du camp mais y reviennent quand ils ont épuisé leurs économies.

Pourquoi les réfugiés cherchent-ils absolument à fuir le camp ?

Parce que les conditions y sont inhumaines ! Avec Zaatari, la Jordanie a choisi d'ouvrir un seul grand camp (un deuxième doit ouvrir bientôt). Une erreur. On ne peut pas gérer un camp avec 125 000 réfugiés. Il est devenu la cinquième agglomération du pays.

On est dans une région aride, exposée au vent. Il fait froid en hiver et très chaud en été. Il n'y a pas d'ombre. Impossible de garantir un approvisionnement en eau régulier et équitable. Cela entraîne des problèmes sanitaires, des maladies, des tensions. Il y a des trafics de toutes sortes, de la prostitution. Les réfugiés connaissent la situation du camp en arrivant et ils ont déjà une stratégie en tête pour en sortir.

Une fois hors du camp, peuvent-ils trouver un emploi ?

Les Syriens n'ont pas le droit de travailler. Le taux de chômage dépasse les 20% en Jordanie. On ne peut pas accueillir 500 000 personnes sur le marché du travail. C'est une question vitale pour le gouvernement.

Mais rien n'empêche les réfugiés de travailler au noir. Et ils le font. Il s'agit de petites choses : vente de fruits, restauration, maçonnerie... Il y a de moins en moins de travail.

Dans le camp de Zaatari, en Jordanie, une femme vend des légumes, le 3 janvier 2013. (KHALIL MAZRAAWI / AFP)

Le prix des logements qui explose, moins de travail : cela doit entraîner des tensions avec les Jordaniens...

Il y a deux réactions principales. Dans certaines villes, notamment des banlieues à Amman, il y a une histoire migratoire longue, importante, forte. C'est la troisième grosse vague après les Palestiniens et les Irakiens. Les grandes villes sont plus enclines à accueillir les réfugiés.

Dans les zones rurales, c'est différent. Lors des précédentes vagues, les réfugiés allaient dans les grandes villes. Cette fois, ils sont partout. Les populations rurales n'ont pas l'habitude. Elles vont plutôt avoir une attitude très pragmatique : on a un garage vide, on a des demandes, on va le louer. Il y a des petites villes dans le nord de la Jordanie (près de la frontière syrienne) où les loyers ont été multipliés par 3, voire 4.

Les Jordaniens paupérisés en sont affectés. Ils doivent partager leur quotidien avec les Syriens qui profitent aussi des associations humanitaires islamiques locales. Mais ces dernières n'ont plus d'argent.

La tension monte. Cela peut se traduire par des manifestations. Elles ne sont pas dirigées contre les Syriens, mais contre le coût de la vie. On n'en est pas à du racisme ou de l'anti-syrianisme encore, mais il y a des tensions, notamment lors des distributions de nourriture.

Y a-t-il une volonté du régime d'Assad de déstabiliser ses voisins en les inondant de réfugiés, comme la Jordanie, très proche des Etats-Unis ?

Le régime syrien sait très bien qu'un de ses moyens de survie consiste à faire pression sur la région. La famille Assad emploie cette stratégie depuis les années 70. On soutient le PKK en Turquie, le Hezbollah au Liban, un parti Kurde contre un autre en Irak, le Hamas en Palestine, etc. Quand la situation devient trop dangereuse pour le régime, il brandit la menace : "Je vais vous envoyer ce que j'ai sous la main." Ce ne sont pas des armes chimiques, mais des réfugiés.

Il faut les gérer. Cela coûte excessivement cher. Des pays comme le Liban ou la Jordanie se retrouvent dans une position extrêmement délicate. Donc les réfugiés sont une arme. Le régime bombarde sans discernement des zones contrôlées par l'Armée syrienne libre (ASL) où il sait pertinemment que vivent des populations civiles : c'est bien une manière de les faire fuir.

Mais ce n'est pas à sens unique. Les Etats-Unis entraînent en Jordanie des réfugiés qui vont ensuite se battre pour les rebelles. L'ASL recrute aussi des hommes jeunes dans le camp de Zaatari. 

Une vue aérienne du camp de Zaatari, le 18 juillet 2013. Le camp de réfugiés est la cinquième agglomération de Jordanie. (MANDEL NGAN / AFP)

Cette pression déstabilise-t-elle la Jordanie ?

Non. Le gouvernement veille au grain. Même si c'est officieux, depuis quelques mois on passe moins facilement la frontière. Ce n'est pas non plus pour rien que les conditions de vie sont difficiles à Zaatari ou qu'on ne laisse pas travailler. On ne donne pas de garanties aux réfugiés pour les inciter à repartir. Beaucoup font d'ailleurs ce choix, que ce soit pour se battre, protéger leur maison des pillages ou retourner travailler après avoir mis leur famille en sécurité.

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