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Pourquoi il faut rester prudent après la "victoire" annoncée sur le groupe État islamique

Les Forces démocratiques syriennes annoncent "la totale élimination du soi-disant califat", après avoir pris le contrôle de Baghouz, en Syrie.

Article rédigé par franceinfo
Radio France
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Un combattant des FDS brandit le drapeau de Daech qui flottait sur une position reprise aux jihadistes à Baghouz (Syrie), le 15 mars 2019. (AURÉLIEN COLLY / RADIO FRANCE)

Le "califat" autoproclamé du groupe État islamique a été totalement éliminé après la conquête par une force arabo-kurde soutenue par les États-Unis du dernier territoire tenu par les jihadistes en Syrie, a annoncé cette force, samedi 23 mars. "Les Forces démocratiques syriennes (FDS) déclarent la totale élimination du soi-disant califat et une défaite territoriale à 100% de l'EI", a déclaré un porte-parole des FDS, Mustefa Bali, dans un communiqué.

Pour autant, difficile de parler d'une victoire totale sur le groupe jihadiste. Voici pourquoi, avec les explications et analyses de Vincent Desportes (général en retraite, ancien directeur du Collège interarmées de défense, enseignant stratégies à HEC), de David Rigoulet-Roze (rédacteur en chef de la revue Orients Stratégiques et chercheur à l'Institut d'analyse stratégique), d'Asiem El-Difraoui (politologue, spécialiste du monde arabe et du djihadisme) et de Fabrice Ballanche (géographe, maître de conférences à l’université Lyon 2, spécialiste de la géographie politique).

Ce n'est qu'une bataille, la guerre n'est pas gagnée

Appuyés par les raids aériens de la coalition internationale, les FDS ont lancé le 9 février un "assaut final" contre le groupe État islamique, qui ne contrôle plus qu'un ultime réduit à Baghouz, dans l'est de la Syrie. C'est ce réduit qui est tombé, samedi. Le général en retraite Vincent Desportes estime qu'il faut rester extrêmement prudent. "La bataille des derniers mètres est toujours extrêmement difficile et meurtrière. Nous devons nous réjouir mais en nous rappelant que ce n'est qu'une bataille."

La situation n'est pas comparable avec ces victoires militaires qui, historiquement, ont ouvert la voie à une capitulation en bonne et due forme. "Ça n'est pas la bataille de Berlin qui a mis fin définitivement au IIIe Reich, pointe le général Desportes. C'est une bataille, après celle de Mossoul, après celle de Raqqa, après d'autres. Nous ne devons pas oublier qu'une des plus puissantes coalitions jamais rassemblée a mis cinq ans à venir à bout de la partie terrestre de ce califat. La guerre n'est pas gagnée."

David Rigoulet-Roze, enseignant et chercheur, insiste sur cette dimension : "Ce à quoi on assiste aujourd'hui, ce n'est pas à une capitulation, c'est un calcul stratégique." 

Le "califat" a perdu son territoire, pas son idéologie

En 2014, les jihadistes du groupe État islamique avaient annoncé l'établissement d'un "califat islamique" dans les régions conquises en Irak et en Syrie. Ce territoire a été reconquis petit à petit et pour David Rigoulet-Roze, la chute de Baghouz signe "la fin du califat physique, c'est-à-dire dans sa traduction territoriale. Mais c'est loin d'être la fin du califat tout court, parce que le califat c'est d'abord une idéologie qui risque de survivre."

"Les femmes qui sortaient du réduit de Baghouz ces dernières semaines considéraient que le califat demeurera, note David Rigoulet-Roze, que c'était une épreuve à traverser mais qu'en réalité, ce n'était qu'une étape sur un long chemin. Le calendrier et la perspective ne sont pas les mêmes du côté des Occidentaux que des adeptes du califat, c'est tout le problème."

Le "califat" a ainsi perdu son territoire, sans disparaître pour autant. Pire : il n'a a pas besoin d'une emprise physique pour perdurer dans les faits. "La disparition du califat physique n'est pas très grave, explique le géographe Fabrice Balanche. On va le magnifier en disant que c'était un paradis terrestre perdu, que c'est pour ça que tous les ennemis de l'islam se sont ligués pour l'éliminer, et on va continuer à le faire vivre dans l'imaginaire collectif."

"L'idéologie est bien enracinée, résume David Rigoulet-Roze. Ces organisations jihadistes, Al-Qaida ou Daech, ont créé un corpus idéologique, avec des ouvrages de référence, qui permettent de répandre cette idéologie.

Des jihadistes restent prêts à poursuivre le combat sous une autre forme

Un "califat" disposant d'un territoire, d'une capitale, battant monnaie et levant l'impôt : cela pourrait n'être qu'une parenthèse dans son histoire. "Le groupe Etat islamique est une organisation terroriste, qui se prépare depuis longtemps à la clandestinité, estime Asiem El-Difraoui. Une partie des combattants se sont fondus dans la population."

Pour David Rigoulet-Roze, le califat a ainsi "entamé sa mue" : "Aujourd'hui il est retourné au désert, d'une certaine manière. C'est redevenu une organisation clandestine, comme c'était le cas avant 2014 et donc le problème est loin d'être résolu." Cette clandestinité ne l'empêche pas d'agir. "Daech a entraîné des milliers de personnes au niveau local à surgir lorsqu'on a besoin d'eux, décrit Fabrice Balanche. En Irak, il y a des attentats quotidiens, il y a des maquis du côté de Kirkouk, il y a toujours des combattants dans le désert syrien, des cellules dormantes."

Et la menace pourrait réapparaître hors de Syrie ou d'Irak. "Daech a encore de l'argent à l'extérieur pour continuer ses opérations", pointe Asiem El-Difraoui. "Le problème, disent les services de renseignement, ce n’est pas tellement quand les jihadistes européens vont en Syrie, c’est quand ils reviennent, avance Fabrice Balanche. Et aujourd’hui, avec la fin du califat, vous avez des gens qui vont revenir et qui vont installer des cellules en Europe ou au Maghreb et ensuite perpétrer des attentats."

"L'hydre peut resurgir demain matin, et à Paris-même, n'importe quand", résume le général en retraite Vincent Desportes.

L'après-guerre n'a pas été préparé

"La guerre, ce n'est pas détruire, c'est construire, assure le général en retraite Vincent Desportes. Dans une guerre, vous faites du militaire, mais aussi du renseignement, de l'économie, du social, ce qui n'a pas été fait jusqu'à présent. C'est toujours la conjonction d'un certain nombre d'opérations. Et cette guerre-là n'est pas gagnée. Le gain de cette guerre va supposer qu'on maintienne des forces encore un certain temps avec les Américains, et que nous continuions à être particulièrement vigilants."

Les conditions d'une reconstruction ne semblent pas réunies. Le général en retraite Vincent Desportes évoque ainsi la ville syrienne de Raqqa, reprise à Daech par la coalition arabo-kurde, en octobre 2017. "C'est un défi. Raqqa est un champ de ruines qui n'est quasiment pas reconstructible. Et c'est bien la difficulté : nos guerres modernes, nous les conduisons en évitant nous-mêmes nos pertes. Mais ça se traduit par la destruction des pays et la quasi-incapacité que nous avons à reconstruire des conditions de vie normales pour la population. La coalition qui a vaincu matériellement l'État islamique laisse le Moyen-Orient, la Syrie et l'Irak dans un état fort propice à la résurgence de Daech."

Même analyse pour Asiem El-Difraoui, qui note que "les conditions de vie à Mossoul ou à Raqqa ne sont pas meilleures depuis la défaite de Daech". "Il y a une population sunnite mécontente qui vit marginalisée en Syrie et en Irak, explique-t-il. Si on ne s'attaque pas à la reconstruction et aux causes profondes du jihadisme, il est assez probable que Daech revienne d'une façon ou d'une autre."

La situation géopolitique reste explosive

La guerre civile en Syrie est très vite devenue le théâtre des tensions au Moyen-Orient et au-delà. C'est grâce au soutien militaire de ses alliés, Russie, Iran et Hezbollah chiite libanais en tête, que le régime du président Bachar al-Assad a repris le contrôle du pays. Mais une partie du territoire lui échappe. Le nord et le nord-est du pays sont sous le contrôle des Kurdes et le Front démocratique syrien (FD) arabo-kurde a mené l'offensive finale contre le groupe Etat islamique avec l'appui d'une coalition internationale menée par les Etats-Unis, avec la France.

"Vu le nombre d'acteurs dans ce conflit, observe Asiem El-Difraoui, il est trop tôt pour dire que c'est terminé. Comment est-ce qu'on pacifie ce pays ? Comment est-ce qu'on met ces gens qui se détestent mutuellement autour d'une table ?" Cette nouvelle page laisse le général Desportes circonspect : "Les parties en présence ne sont pas réconciliées, les causes de l'apparition de Daech n'ont pas disparu. Nous sommes donc extrêmement loin de la paix rétablie", déplore-t-il.

Une situation d'autant plus instable que la position des États-Unis reste floue et imprévisible. "Les annonces ont été un peu fluctuantes, euphémise David Rigoulet-Roze. Le 19 décembre 2018, le président Trump avait décidé de manière unilatérale un retrait total des troupes. Il vient d'annoncer que 400 militaires resteraient engagés. Pour Donald Trump c'est un choix contraint par la géopolitique. Sa promesse de campagne, c'était un retrait total."

Autant de raisons de rester prudent. "Il ne faut jamais crier victoire, rappelle Asiem El-Difraoui. On a déjà crié victoire quand Ben Laden a été tué. Donald Trump parle de défaite totale mais cela reste un danger. Il faut rester vigilant pour des dizaines d'années encore."

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