L'Etat islamique et Al-Qaïda se sont-ils unis pour attaquer la France ?
Après les attentats qui ont frappé Paris, certains craignent une alliance des deux organisations terroristes les plus dangereuses. A raison ?
La tuerie de Charlie Hebdo, perpétrée par les frères Kouachi, a été revendiquée par Al-Qaïda dans la péninsule arabique (Aqpa), filière yéménite de l'organisation jihadiste. Les assaillants eux-mêmes ont déclaré que leur action était menée au nom d'Aqpa. Puis un chef de l'organisation terroriste a revendiqué l'attentat dans une vidéo diffusée le 14 janvier. De son côté, Amedy Coulibaly dit avoir agi au nom de l'Etat islamique, dans une vidéo de revendication mise en ligne trois jours auparavant.
Après ces attentats, certains spécialistes suggèrent le pire. L'Etat islamique et Aqpa, la plus puissante filiale de la nébuleuse, se seraient unis pour frapper la France, déployant une force de frappe inédite. Les deux plus grosses organisations jihadistes font-elles désormais front commun ?
Non, car une guerre des chefs subsiste entre l'EI et Aqpa
Dans la vidéo diffusée par Aqpa, l'un des chefs de l'organisation, Nasser Ben Ali Al-Anassi, prend la parole, face caméra, pour revendiquer l'attaque contre Charlie Hebdo. Il explique que l'attentat a été planifié par la filiale d'Al-Qaïda et que les frères Kouachi ont été financés par l'organisation. Surtout, la vidéo affirme que l'attaque s'est faite sous l'ordre du chef du réseau Al-Qaïda, Ayman Al-Zawahiri.
Une volonté de confirmer le leadership d'Al-Zawahiri ? Avec la guerre en Syrie et la proclamation de l'Etat islamique, le calife autoproclamé Abou Bakr Al-Baghdadi a directement défié la figure d'autorité d'Al-Qaïda. Historiquement, les deux hommes s'opposent depuis la mort de Ben Laden, en 2011. Lorsqu'Al-Zawahiri a pris sa place à la tête de la nébuleuse, Al-Baghdadi a refusé de lui prêter allégeance. Il crée alors sa propre organisation indépendante, qui deviendra par la suite l'Etat islamique.
Depuis, les deux groupes s'affrontent pour le monopole du jihad mondial. En Syrie, les combats entre les soldats de l'Etat islamique et le Front Al-Nosra (la branche syrienne d'Al-Qaïda) ont fait plus de 3 000 morts, selon The Independent (en anglais). "Nous partageons certaines idées, mais c'est une erreur de croire que les deux se sont unis à cause de ce qu'il s'est passé à Paris, résume un jihadiste de l'Etat islamique, actuellement présent en Syrie, joint par francetv info. Dawla [l'Etat islamique] ne deviendra jamais Aqpa et Aqpa ne pourra être Dawla qu'après avoir fait la bay'ah [l'allégeance au calife de l'Etat islamique]."
Non, car les médias des deux organisations jihadistes différencient les attentats
Pendant la traque, les frères Kouachi se sont réclamés à plusieurs reprises d'Aqpa. D'abord auprès du propriétaire de la voiture qu'ils ont volée dans le 19e arrondissement de Paris, puis quand ils ont été contactés par BFMTV, alors qu'ils étaient retranchés dans l'imprimerie de Dammartin-en-Goële (Seine-et-Marne). Dans un contexte où l'Etat islamique a le vent en poupe, les frères Kouachi ont vraisemblablement voulu clarifier leur appartenance.
La vidéo de revendication de l'attentat contre Charlie Hebdo devait d'ailleurs être diffusée par Aqpa directement après les attentats, selon un communiqué interne de l'organisation yéménite, envoyé à France 24 et à l'agence AP. "C'est la raison pour laquelle les noms des jihadistes n'apparaissent pas dans le document. Ils voulaient garantir leur sécurité. Mais la vidéo n'a pas pu être publiée à temps à cause d'un problème technique", explique le journaliste Wassim Nasr, qui a eu accès au document.
Un empressement inédit pour Al-Qaïda. Habituellement, l'organisation ne revendique ses actions que plusieurs semaines après les attentats. "Ils ont été surpris par Coulibaly. Ils craignaient, sans doute, que l'Etat islamique ne revendique cet attentat à leur place", décrypte-t-il.
De son côté, l'Etat islamique n'a d'abord évoqué que brièvement les attaques terroristes dans un flash info sur sa radio irakienne, jeudi 8 janvier. Les frères Kouachi y sont qualifiés de "héros du jihad". "Dans ce genre de situation, le choix des mots est extrêmement important, rappelle le journaliste Wassim Nasr. Les qualifier de 'jihadistes' et non de 'moudjahidines' ['combattant de la foi' en arabe, c'est ainsi que l'EI qualifie ses soldats] démontre que l'EI veut mettre une distance entre eux et l'attaque de Charlie Hebdo."
Amedy Coulibaly ne sera évoqué par l'organisation que le 14 janvier, cette fois dans une vidéo de propagande en français. Trois jihadistes présents en Syrie y saluent l'acte de Coulibaly, mais n'endossent à aucun moment la responsabilité de l'attaque. "Cette vidéo confirme que Coulibaly a agi en qualité de loup solitaire et non sous l'ordre de la direction de l'EI", selon le journaliste. Si Coulibaly revendique avoir agi au nom de l'EI dans une vidéo mise en ligne par des complices, cette vidéo ne comporte pas la marque officielle de l'organisation irako-syrienne.
Non, car rien ne prouve à ce jour que les deux attentats ont été planifiés ensemble
Charlie Hebdo était dans le viseur d'Al-Qaïda depuis la publication des premières caricatures de Mahomet, en 2006. Charb et le titre de presse étaient directement désignés comme des hommes à abattre dans Inspire, la revue de la filiale yéménite de la nébuleuse. L'organisation de l'attaque semble avoir été méticuleusement pensée par les terroristes, tout comme la manière dont les journalistes ont été froidement exécutés. "Tout ceci était prévu de longue date, analyse Wassim Nasr. Les Kouachi ont seulement attendu de ne plus être dans le collimateur des services de renseignement."
En comparaison, le meurtre de la policière municipale de Montrouge (Hauts-de-Seine) et la prise d'otages perpétrée par Amedy Coulibaly porte de Vincennes, à Paris, semblent plus improvisés. Les deux attaques ont-elles été orchestrées ensemble ? Les enquêtes ont montré que le cadet Kouachi et Amedy Coulibaly entretenaient des liens depuis leur première rencontre en 2005 dans la prison de Fleury-Mérogis. Dans sa vidéo de revendication, le tueur de l'Hyper Cacher reste cependant très évasif sur un éventuel objectif commun entre les jihadistes.
Autre hypothèse : l'attentat contre Charlie Hebdo a précipité le passage à l'acte de Coulibaly. "Il a peut-être agi par simple amitié ou par solidarité avec les frères jihadistes, mais ce n'était pas forcément désintéressé, explique Wassim Nasr. Coulibaly savait pertinemment qu'à cause de sa relation avec les frères Kouachi, les services français allaient remonter très vite jusqu'à lui. S'il n'avait pas agi tout de suite, il serait actuellement dans les bureaux de la DCRI [Direction centrale du renseignement intérieur] en train de se faire interroger. S'il voulait attaquer, c'était le moment ou jamais."
Mais les deux organisations se rejoignent dans leurs appels à frapper la France
Pendant longtemps, Al-Qaïda et l'Etat islamique se différenciaient dans leur mode opératoire. Pour le premier, la priorité consiste à frapper "l'ennemi lointain" (l'Occident) à coup d'attaques terroristes pour ensuite établir un Etat. L'EI prônait le contraire : instaurer directement un califat et se concentrer sur l'ennemi proche (le régime de Bachar Al-Assad en Syrie) pour en élargir peu à peu les frontières.
Mais les frappes de la coalition en Irak ont changé la donne. Quotidiennement pilonné, l'Etat islamique appelle désormais les jihadistes occidentaux qui ne peuvent pas se rendre en Syrie à frapper leurs concitoyens directement sur leur territoire. "Les bombardements de la coalition ont unifié, rapproché ces deux frères ennemis, expliquait à francetv info Mathieu Guidère, spécialiste de l'islam radical. Le problème pour nous, aujourd'hui, est que nous sommes face à deux menaces différentes, émanant de deux organisations puissantes, qui manifestement coopèrent sur le terrain."
Un double risque, en somme. Mais contrairement à Al-Qaïda, l'Etat islamique ne dispose pas de moyens suffisants pour frapper directement les puissances occidentales, souligne de son côté Wassim Nasr. "C'est pour ça qu'il s'appuie sur les actions isolées de ses partisans dans ces pays. L'attaque de Coulibaly semble s'inscrire dans ce contexte." L'hypothèse d'une alliance entre les instances dirigeantes des deux organisations islamistes n'est pas d'actualité. Mais sur le terrain, en France, cette alliance, de fait, existe bel et bien.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.