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Récit "On se prend l'agonie en pleine face" : journalistes et humanitaires racontent leurs souvenirs de la bataille de Mossoul

Article rédigé par Kocila Makdeche
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Un garçon dans les rues détruites de Mossoul, le 13 juillet 2017. (SAFIN HAMED / AFP)

La "libération" de la ville a été proclamée, dimanche 9 juillet, après plus de neuf mois de combats acharnés contre les jihadistes de l'Etat islamique. Franceinfo a interrogé journalistes et humanitaires qui racontent les mois de combats et la situation sur place. 

"Lorsqu'on débarque à Mossoul, la première chose qui saute aux yeux, ce sont les bâtiments détruits, les voitures calcinées que l'on retrouve parfois sur les toits sans trop qu'on sache comment c'est arrivé", décrit Stéphane Kenech. Le journaliste est arrivé à Mossoul en février pour couvrir le début de l'offensive dans la partie occidentale de la ville. Embarqué auprès de la "Golden Division", les forces spéciales de l'antiterrorisme irakien, il a documenté pendant de longs mois leur avancée à travers cet "univers chaotique". Jusqu'à la reprise finale.

Dimanche 9 juillet, le Premier ministre irakien Haïder Al-Abadi a officiellement proclamé la "libération" de Mossoul du joug de l'Etat islamique (EI), après près de neuf mois de guérilla. Soit deux de plus que la longue bataille de Stalingrad pendant la seconde guerre mondiale. Selon Al-Jazeera, plus de 8 000 soldats de la coalition internationale contre l'EI auraient été tués, ainsi que des milliers de civils. Le nombre précis reste encore inconnu.

"La réalité, c'est qu'il y a encore des combats, parce qu'il reste encore des poches de jihadistes. On entend des balles qui sifflent, le son d'un mortier ou d'un kamikaze qui vient de se faire exploser, affirme Stéphane Kenech, quelques jours après l'annonce de la libération, depuis le toit d'une base aérienne de l'armée irakienne. Au début, on essaye constamment de chercher d'où vient la détonation et puis, au bout d'un moment, on commence à s'y faire."

"On était pris au piège"

Wilson Fache aussi a fini par s'habituer aux réalités de cette guerre. Ce jeune journaliste belge a suivi la bataille de Mossoul depuis le premier jour, le 17 octobre 2016. Et il a parfois craint pour sa vie, comme lors d'un reportage en bordure de la vieille ville, dans une école primaire en ruine. "Une vingtaine de civils sont sortis d'une sorte de trou. Une famille avec des bébés, leurs voisins et deux femmes en chaises roulantes. Ils étaient tous complètement déshydratés et apeurés", se souvient-il.

Avec les militaires irakiens, on a voulu les sortir de là. On avait qu'une rue à traverser pour retourner à la base arrière. Le problème, c'est qu'il y avait des snipers de l'Etat islamique à l'extérieur. On était pris au piège.

Wilson Fache

à franceinfo

Civils, soldats et journalistes se retrouvent alors coincés pendant plusieurs heures dans l'ancienne salle de classe. "C'est l'une des rares fois où je n'avais pas seulement à raconter la peur des civils, mais où je la ressentais moi aussi. Le degré était évidemment différent : moi, j'avais un gilet pare-balles et une voiture pas loin qui m'attendait. Eux n'avaient rien." Le journaliste tente de suivre un soldat, qui est parvenu à traverser la rue. Il est aussitôt arrêté par Mohamed, un membre de la famille irakienne. "Il m'a expliqué que les snipers ne tiraient que sur les civils qui fuyaient."

Leur calvaire prend fin, au bout de plusieurs heures, lorsque les forces irakiennes parviennent à neutraliser les snipers. Mohamed, Wilson et les autres sont libérés. Pour les faire traverser la rue sans prendre de risque, les militaires déploient un drap pour les protéger de la visée d'un éventuel jihadiste. "Une fois parti, je me suis rendu compte que j'avais oublié de prendre le numéro de Mohamed, regrette le journaliste belge. Je m'en suis beaucoup voulu, parce que je voulais absolument le revoir." 

A Mossoul-Est, tatouages et whisky sur fond de bombardements

Les deux hommes se retrouveront finalement deux semaines plus tard dans un restaurant branché d'Erbil, la grande cité de la région autonome du Kurdistan irakien. Par pur hasard. "J'étais avec des amis et Mohamed est venu me taper sur l'épaule, raconte le journaliste belge. Au début, je ne l'avais pas reconnu, parce qu'il avait complètement changé de look, avec une coupe de hipster et un jean délavé. Il mangeait lui aussi un burger avec ses potes. Après des années passées sous l'Etat islamique, sa vie avait repris son cours."

De l'autre côté du Tigre (le fleuve qui coupe la ville en deux), Mossoul-Est a elle aussi vite retrouvé sa jovialité. Libérée dès la mi-janvier par les forces irakiennes, cette partie de la cité connaît aujourd'hui une véritable renaissance, malgré les stigmates de la guerre. "L'université de Mossoul a été détruite, pourtant il y a encore des étudiants qui passent leurs examens, raconte Wilson Fache. Les salles ont des murs encore pleins de suie à cause des incendies, certes... C'est un message de résilience incroyable." 

De son côté, Stéphane Kenech décrit des "rues qui grouillent", avec des "embouteillages le matin" et des enseignes de téléphonie "bondées et ultra design, comme si on était à Dubaï". Pour arriver dans la partie ouest, dans les petites ruelles de la vieille ville de Mossoul où les combats ont été les plus rudes, il suffit de traverser un pont d'environ 150 mètres.

Du côté Est, on se retrouve dans cette vie complètement normale, mais avec les sons de guerre de l'autre côté. C'est vraiment frappant.

Stéphane Kenech

à franceinfo

Son confrère Wilson Fache donne un exemple de cet étrange contraste, en évoquant ce jour où il s'est retrouvé dans un salon de tatouage de Mossoul-Est : "Il y avait une bande de types qui dansaient et buvaient des shots de whisky. Sauf qu'au loin, on entendait les bombardements et l'artillerie qui faisaient rage. Il y avait une colonne de fumée noire dans le ciel, et pendant ce temps, ces gars buvaient tranquillement après s'être fait tatouer des pin-up et des scorpions."

"Le plus difficile, c'était les victimes de mines antipersonnel"

Mossoul-Ouest connaîtra-t-elle la même résurrection que sa jumelle de l'Est ? "Ça va être plus compliqué, concède Stéphane Kenech. La vieille ville a été complètement rasée, ce n'est plus qu'un champ de ruines. Il y a tellement de débris qu'il sera impossible de tout déblayer. Il va falloir reconstruire directement sur les ruines, comme ce fut le cas à Gaza." La reconstruction ne se fera pas non plus sans résoudre l'épineuse question de la cohabitation entre les différentes composantes de la population. Et dans ce casse-tête, le sort des familles de jihadistes, ou des clans qui les ont soutenus, constitue un réel problème.

Jusque-là, les hôpitaux étaient l'un des seuls lieux où se retrouvaient tous les acteurs de la bataille. Camille Prigent, infirmière urgentiste pour Médecins sans frontière (MSF), a passé trois mois dans une clinique à Qayyarah, ville située à une soixantaine de kilomètres de Mossoul. Elle y a soigné de nombreux blessés de la bataille. "Des enfants, des femmes, des soldats blessés dans une mission. Mais aussi des jihadistes", précise la jeune femme de 28 ans. Pour ces derniers, ce sont la vingtaine "d'expats" (du personnel étranger de l'ONG) qui prodiguaient les soins.

C'est la politique de MSF de ne pas faire de différence entre les patients, mais on ne pouvait pas demander au staff local de s'occuper des jihadistes. Si l'homme en question avait été un bourreau dans leur quartier, ça n'aurait pas été facile pour eux de lui venir en aide.

Camille Prigent

à franceinfo

Camille, dont la fonction était aussi de former le personnel irakien à la médecine de guerre, ne compte plus les nourrissons malnutris qu'elle a soignés. "Leurs mères ne mangeaient pas assez pour produire du lait, explique l'infirmière. Comme elles n'avaient presque rien pour les nourrir pendant le siège, elles leur donnaient de l'eau avec du sucre. Mais ça crée de très grosses carences."

Sur la route du retour, l'infirmière dresse une terrible liste des opérations auxquelles elle a dû participer. "Le plus difficile, c'était les victimes de mines antipersonnel. Des enfants qui jouaient simplement autour de chez eux et que l'on doit aujourd'hui amputer... C'est vraiment horrible et très difficile à digérer."

"Pour ceux qui ont perdu leur famille, ce n'est pas une libération"

Avant d'arriver entre les mains de Camille Prigent et son équipe, les blessés de la bataille étaient d'abord pris en charge dans des centres médicaux d'urgence et de fortune, installés directement dans Mossoul. Pendant deux jours, le journaliste Wilson Fache a "donné un coup de main" dans un de ces lieux, monté à la va-vite dans une maison. "Ils avaient besoin de gens pour des petites tâches, comme maintenir les patients qui bougeaient pendant qu'on essayait de contenir les saignements", explique-t-il. 

Là, on se prend l'agonie en pleine face.

Wilson Fache

à franceinfo

Comme cette fois où, après l'explosion d'une voiture piégée, une douzaine de soldats blessés ont débarqué dans l'hôpital de fortune. "L'un d'eux avait un chargeur d'iPhone enfoncé dans la jambe. L'autre un morceau de chaise planté dans l'épaule, se souvient le reporter. On voit des gens éventrés, des enfants, des femmes, des vieillards... C'est aussi ici qu'on collecte les corps."

Son confrère Stéphane Kenech se rappelle ainsi du regard "inexistant" d'un petit garçon sur qui il est tombé, alors qu'il arpentait les rues étroites de Mossoul-Est avec l'armée irakienne : "Il avait neuf ans et était tout blanc à cause de la poussière. Il portait sa petite sœur de quatre ans dans ses bras. Ils avaient fait le chemin vers nous, tout seuls, parce que leurs parents avaient été tués." 

Après avoir vu les horreurs de la bataille, Wilson Fache trouve, lui, "difficile de commenter l'annonce de victoire" des forces irakiennes"Beaucoup de Mossouliotes sont heureux et parlent volontiers de libération. Mais pour ceux qui ont perdu toute leur famille, ce n'en est pas une."

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