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Récit De Batoumi à Beyrouth, la dernière traversée du "Rhosus" et de sa cargaison de nitrate d'ammonium à l'origine des explosions

Les deux explosions du 4 août à Beyrouth ont été causées par 2 750 tonnes de nitrate d'ammonium abandonnées en 2013, au cours d'un arrêt imprévu du vieux navire qui les transportait. Franceinfo revient sur le rocambolesque dernier voyage du "Rhosus" qui devait livrer cette cargaison bien loin du Liban, au Mozambique.

Article rédigé par franceinfo, Charlotte Causit
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
Le "Rhosus" en avril 2013, à Volos (Grèce). (ANTONY VRAILAS / SIPA)

"Attention au Rhosus". L'avertissement date de septembre 2012. Ecrit sur un forum de marins ukrainiens (page en ukrainien), le message accompagné du nom et de l'immatriculation du cargo ressurgit près de huit ans plus tard, après les explosions qui ont dévasté Beyrouth, mardi 4 août. Selon le plus récent bilan, au moins 171 personnes sont mortes et 6 500 ont été blessées par les deux déflagrations survenues après que 2 750 tonnes de nitrate d'ammonium ont pris feu.

Ce produit chimique, consigné pendant presque sept ans dans le port de Beyrouth, n'aurait jamais dû se retrouver au Liban. Le navire qui le transportait non plus. Pour comprendre comment cette marchandise et son convoi ont été abandonnés dans ce port du Moyen-Orient et ont mené au drame, il faut s'intéresser à la dernière traversée du cargo. Un voyage entre Batoumi, en Géorgie, et Beira, au creux de la côte mozambicaine.

Un vieux bateau sous pavillon moldave

Septembre 2013. Le bateau qui s'apprête à prendre le large pour le Mozambique est un cargo de manufacture japonaise d'un peu plus de 86 mètres de long et de 12 mètres de large, nommé Rhosus. Construit en 1986, il a changé à quatre reprises de nom et a navigué sous six pavillons différents, selon l'Organisation maritime internationale. Depuis février 2012, il est, comme une bonne partie de la flotte marchande, immatriculé dans un pays "dit de complaisance", ici la Moldavie. Selon les autorités navales de Chisinau (page en roumain), il appartient à une société enregistrée au Panama mais localisée en Bulgarie, Briarwood Corp. Son armateur a changé au cours de la même année : le Rhosus est passé aux mains d'un homme russe, Igor Grechushkin dont la société, Teto Shipping, est basée à Chypre.

Le "Rhosus" en septembre 2012. (ARCHIVES PERSONNELLES DE VOLODYMYR KRYVETS / FRANCEINFO)

Le pavillon de complaisance moldave permet à l'armateur ou au propriétaire de réaliser un "triple dumping", explique Christian Buchet, directeur du centre d’études de la mer de l’Institut catholique de Paris. "Un dumping fiscal" en s'exonérant de nombreuses charges, un "dumping social en embauchant des marins qui n'ont peut-être pas toutes les qualifications et qui seront sous-payés, et un dumping technique, c'est-à-dire qu'ils vont être moins regardants sur les clauses de sécurité et les conditions du navire", détaille-t-il.

Le navire était dans un bon état quand il a été repris par le Russe, mais ce dernier a commencé à vouloir faire des économies sur les pièces du bateau et sur nos provisions. Il a réduit l'équipage au maximum, le faisant passer de 12 à 10.

Volodymyr Kryvets, marin sur le "Rhosus" de mai à novembre 2012

à franceinfo

Le bateau, alors âgé de 27 ans, se fait vieux et présente de nombreux petits problèmes techniques. Des inspections réalisées en juin 2013 à Saida (Liban) et en juillet 2013 à Séville (Espagne) relèvent respectivement 17 et 14 défaillances, selon Equasis, base de données mise en place par l'Union européenne. Les cabines sont petites, les mécaniciens rencontrent de nombreux problèmes, et les avaries ne sont pas réparées, dénoncent des marins sur le forum ukrainien. Les salaires sont très bas, payés uniquement en fin de mission et l'équipage est très mal nourri, se souvient Volodymyr Kryvets, un marin ukrainien ayant travaillé sur le cargo pendant près de sept mois en 2012. "Ce fut ma pire expérience en mer", explique-t-il à franceinfo.

En 2013, l'équipage mécontent est complètement remplacé, affirme à franceinfo l'association ukrainienne Assol, impliquée dans la défense de plusieurs ex-marins du Rhosus. Une nouvelle équipe (avec des Ukrainiens et des Russes) est recrutée pour ce qui va être le dernier voyage du cargo.

Départ de Batoumi, direction le Mozambique

Dans le port de Batoumi, en Géorgie, le nouvel équipage charge en cette fin septembre 2013 une cargaison de 2 750 tonnes de nitrate d'ammonium dans les cales du navire. Le produit chimique, qui sert à la fabrication d'engrais et d'explosifs, est empaqueté dans de grands sacs blancs. Selon la BBC (en anglais), la cargaison a été expédiée par une entreprise géorgienne, Rustavi Azot LLC. La société a vendu cet important stock chimique à une entreprise mozambicaine, la Fabrica de Explosivos. La facture est réglée par la Banque internationale du Mozambique.

Igor Grechushkin
 aurait empoché un million de dollars pour assurer le transport de la cargaison en Afrique de l'Est, a affirmé Boris Prokoshev, le capitaine du Rhosus à l'antenne russe de Radio Free Europe (en russe). "Le capitaine précédent me l'a dit", a-t-il indiqué.

Le bateau quitte le Caucase et s'arrête dans le port de Tuzla, près d'Istanbul, où il récupère le capitaine Prokoshev. L'arrêt suivant est réalisé au Pirée, en Grèce, pour faire le plein de carburant et de provisions.

A l'automne 2013, le "Rhosus" passe par la Géorgie, la Turquie, la Grèce et s'arrête à Beyrouth, au Liban. (GOOGLE EARTH / PIERRE ALBERTJOSSERAND / FRANCEINFO)

En Méditerranée, le navire est rattrapé par des problèmes financiers

C'est alors que les premiers problèmes surviennent. L'armateur du navire ne paie pas aux fournisseurs les équipements et produits commandés pour la traversée, assure le capitaine. "Il disait qu'il n'avait pas d'argent", se rappelle-t-il. L'homme d'affaires apprend à l'équipage qu'il n'a plus les moyens de payer la traversée du canal de Suez, mais qu'il a trouvé une solution : le bateau s'arrêtera à Beyrouth pour charger une deuxième cargaison, des équipements lourds, qu'il devra transporter jusqu'à Aqaba, en Jordanie. Deux arrêts supplémentaires sont ainsi prévus à la dernière minute pour gonfler les profits de la traversée. Le nitrate d'ammonium étant un produit toxique, qui n'a pas "une grosse valeur marchande", il arrive que les armateurs cherchent à maximiser leurs profits en abaissant leur coût salarial ou en diversifiant les cargaisons, note Christian Buchet. Pour le Rhosus, on s'aperçoit qu'on est typiquement dans le cas d'une recherche d'un profit à risque".

Le "Rhosus" aurait dû continuer sa route en Jordanie puis rejoindre sa destination initiale, Beira, au Mozambique. (GOOGLE EARTH / PIERRE ALBERTJOSSERAND / FRANCEINFO)

"C'est en Méditerranée que l'équipage a réalisé que la traversée était dangereuse, à cause de l'état du bateau et de la nature de la cargaison", raconte Assol. Deux mois après être partis de Géorgie, le Rhosus atteint les rivages du Liban. "Le bateau a été autorisé à entrer dans les eaux et à jeter l'ancre", ajoute l'association ukrainienne. Amarré au port de Beyrouth, l'équipage s'affaire pour charger la deuxième cargaison, des engins de terrassement et de travaux publics. Au cours de la manœuvre, ces équipements lourds endommagent les portes des soutes, révèle Boris Moussintchak, l'ancien maître d'équipage, à Reuters. "Le bateau était vieux et le panneau de la soute s’est tordu", précise-t-il. L'équipage met fin à l'opération, refusant de prendre des risques.

Selon le récit de deux avocats de Beyrouth dans le journal spécialisé The Arrest News (PDF en anglais), le bateau est immobilisé suite à la constatation de nombreux problèmes techniques à bord du navire. Par ailleurs, des créanciers se manifestent et "trois mandats d'arrêt [sont émis] contre le cargo". Les autorités confisquent le Rhosus en décembre 2013, indique Reuters. La traversée du bateau prend fin. Il ne rejoindra jamais le Mozambique.

Onze mois sur une prison flottante

Commence un enfer de 11 mois pour l'équipage. Après l'immobilisation du navire, l'homme d'affaires russe s'évapore. Les frais portuaires et les salaires de l'équipage ne sont pas payés. Igor Grechushkin dépose le bilan de son entreprise chypriote. "La cargaison n'a pas été réclamée par le destinataire et a été abandonnée par le propriétaire du navire", rapporte Assol, qui est venue en aide à l'équipage. "Cela coûte moins cher à l'armateur véreux d'abandonner le navire et de disparaître derrière une société-écran, déplore Christian Buchet. Cela ne se passe plus en Europe, mais c'est quelque chose de très fréquent ailleurs dans le monde. Les membres de l'équipage, le capitaine en tête, courent éternellement derrière leur paie, et n'ont même pas de quoi rentrer chez eux."

Le "Rhosus" a finalement été abandonné, amarré sur un quai du port de Beyrouth, à quelques centaines de mètres du hangar 12 où s'est produite l'explosion. (GOOGLE EARTH / PIERRE ALBERTJOSSERAND / FRANCEINFO)

Des marins sont autorisés à quitter le navire et à rentrer en Ukraine, mais "quatre membres de l'équipage restent à bord : le capitaine (de nationalité russe), le chef, le maître d'équipage et le troisième mécanicien, tous ukrainiens", précise le site maritime FleetMon (page en anglais). En raison de dettes et de la dangerosité du chargement, ces marins sont forcés de rester sur le cargo. "On leur a retiré leurs documents et ils ne pouvaient pas quitter le navire, même s'ils le voulaient", dénonce Assol, soulignant que "le navire avait besoin de réparations : il y avait une fuite et des problèmes mécaniques". Les cabines sont exiguës, la climatisation en panne. "Ces gars sont restés là pendant 11 mois, sans argent, sans nourriture, sans soins médicaux", affirme l'association ukrainienne.

Aperçu d'une cabine du "Rhosus", en 2012. (ARCHIVES PERSONNELLES DE VOLODYMYR KRYVETS / FRANCEINFO)

Laissés sans ressources, les quatre membres de l'équipage seront nourris par les autorités du port, raconte le capitaine Prokoshev. Ce dernier explique avoir écrit tous les mois au président russe, Vladimir Poutine, pour demander l'aide de Moscou, en vain. "J'ai écrit que notre condition était pire que celle des prisonniers. Le prisonnier sait quand il sera libéré, et nous, nous ne le savions pas !". Aucun des pays cités dans cette histoire (Ukraine, Russie, Géorgie, Chypre ou Mozambique) ne viendra en aide à l'équipage. Selon Boris Prokoshev, les quatre marins finissent par vendre le carburant du navire pour se payer un avocat et poursuivre les autorités libanaises. Ces derniers jours, des photos de cette époque ont refait surface sur les réseaux sociaux.

La cargaison est déchargée et le navire sombre

L'équipage est libéré en août 2014, sur décision d’un juge libanais. Igor Grechushkin refait alors surface et finance le retour des marins. Leur départ laisse aux autorités libanaises la responsabilité du navire et de sa cargaison potentiellement explosive. Les douanes transfèrent le nitrate d'ammonium dans un entrepôt du port, le hangar 12, d'où il ne bougera plus. Là encore, il ne sera pas réclamé par l'entreprise mozambicaine.

Le "Rhosus" a été déchargé puis déplacé à quelques centaines de mètres du hangar 12 (en rouge) du port de Beyrouth (Liban), dans lequel a été stockée la cargaison de nitrate d'ammonium. (CAPTURE D'ECRAN GOOGLE EARTH / FRANCEINFO)

Le Rhosus est lui déplacé à quelques centaines de mètres du hangar. Il finit par couler, entre décembre 2017 et mars 2018, d'après les images satellites fournies par Google Earth, probablement du fait de son âge avancé et de son état dégradé. "Aujourd'hui, 80% des naufrages ou des avaries procèdent de navires de plus de 15 ans", relève Christian Buchet.

Le Rhosus disparaît dans les eaux portuaires mais continue de hanter la mémoire des marins qui y ont travaillé. Le souvenir douloureux de leur aventure à bord est ravivé par l'explosion qui souffle la capitale libanaise. "Je suis terriblement désolé pour les gens qui ont souffert à cause de ce bateau. L'armateur est à blâmer pour tout ce qui s'est passé", confie l'ancien marin Volodymyr Kryvets à franceinfo. Les membres du dernier équipage sont, eux, partagés entre tristesse et colère face aux insinuations qui les visent, regrette Assol. Tous pointent du doigt la responsabilités de l'armateur et des autorités libanaises dans la catastrophe. Igor Grechushkin a été interrogé par la police chypriote jeudi 6 août, à la demande du Liban, a annoncé la presse locale (article en anglais). L'enquête se poursuit.

Le "Rhosus" a coulé dans le port de Beyrouth (Liban) entre décembre 2017 et mars 2018. (GOOGLE EARTH / FRANCEINFO)

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