: Enquête Nitrate d’ammonium : la France reste très exposée à ce produit, à l'origine de l'explosion sur le port de Beyrouth
La France est le premier consommateur de nitrate d’ammonium en Europe et le deuxième au monde. Pourtant, six mois après la catastrophe de Beyrouth, notre enquête montre que les contrôles sont encore insuffisants. Plusieurs sites sensibles ont été identifiés, en Alsace, en Loire-Atlantique et en Gironde.
Le 4 août 2020, l’explosion d’un stock de nitrate d’ammonium dévastait le port de Beyrouth, faisant plus de 200 morts et 6 500 blessés. Six mois après, la cellule investigation de Radio France a voulu savoir si une telle catastrophe serait possible en France. Notre pays est en effet le premier consommateur de nitrate d’ammonium agricole (ammonitrate) en Europe, et le deuxième dans le monde. Or la législation a encore des failles, et les contrôles ne sont pas systématiques.
Des "bombes agricoles" en puissance
Dans une note publiée après la catastrophe de Beyrouth, le ministère de l’Agriculture indique que "le nitrate d’ammonium, même très concentré, n’est pas considéré comme un 'explosif ' mais seulement comme un explosif occasionnel (…) par exemple quand l’engrais est contaminé par des matières incompatibles."
"Il suffit d’une montée en température due à un incendie combinée à 0,2 % de matière organique, comme un simple copeau de bois, pour arriver à une situation explosive", estime cependant Paul Poulain. Il regrette que les autorités n’appliquent pas de manière drastique la règlementation en matière de sécurité incendie. "On préfère prendre des risques plutôt que d’équiper ces installations de systèmes de détection incendie, ce qui renchérirait le coût de l’agriculture en France", ajoute-t-il.
"Il y a énormément de départ de feu dans les exploitations agricoles, s’inquiète un expert en risque incendie, Ronan Nicolas, du bureau d’étude Atossa. Cela peut provenir d’une fermentation des balles de foin ou d’installations électriques vétustes. Les agriculteurs stockent aussi beaucoup de combustibles : s’ils se retrouvent associés à du nitrate d’ammonium, tous les ingrédients d’une véritable bombe agricole sont alors réunis !"
Des précédents dramatiques existent
Le 2 octobre 2003, à Saint-Romain-en-Jarez, dans la Loire, les pompiers sont appelés pour un incendie dans le hangar d’un arboriculteur. Ils ignorent qu’entre trois et cinq tonnes d’ammonitrate sont stockées sur place.
L’explosion blesse 18 pompiers, dont trois grièvement. Invalide à 80 % suite à l’explosion, Patrick Maniora a retrouvé péniblement l’usage de ses jambes. Mais cet ancien sapeur-pompier n’a jamais réussi à obtenir de la justice une reconnaissance et un dédommagement lié à son handicap. "Il faut changer la loi, estime Patrick Maniora. Je me suis battu jusqu’en cassation, mais au final il n’y a pas de faute pénale donc pas de responsable. L’exploitant était dans les clous de la loi en matière de stockage d’ammonitrate. C’est la blessure qui me fait le plus souffrir."
Une grande partie de ces stocks échappent effectivement au contrôle. "Les installations qui stockent moins de 250 tonnes ne sont pas soumises à déclaration auprès des autorités, s’alarme Paul Poulain, spécialiste des risques industriels. Elles ne sont ni contrôlées par des bureaux d’études privés, ni inspectés par les services de l’État. Potentiellement, un exploitant agricole ou une coopérative peut donc stocker du nitrate d’ammonium agricole sans respecter les mesures de base de sécurité. Nous ne faisons pas tout pour éviter qu’un accident du type AZF ne se produise à nouveau."
Pourtant, plusieurs pays européens comme l’Allemagne ou la Belgique déclenchent leur contrôle plus rapidement : dès que le seuil de 100 ou de 300 kg de nitrate d’ammonium agricole est atteint.
Sept pays européens, comme l’Autriche ou l’Irlande ont également interdit le nitrate d’ammonium, notamment en raison d’un risque terroriste. L’Armée républicaine irlandaise (IRA) a notamment utilisé du nitrate d’ammonium dans des attentats. Entendu le 24 mai 2016 par la commission d’enquête parlementaire sur les attentats de janvier 2015, le directeur général de la sécurité intérieur (DGSI), Patrick Calvar a clairement évoqué le risque d’une fabrication de "bombes de manières artisanale en achetant du nitrate d’ammonium".
Le transport de tous les dangers
Que ce soit par bateau, par train ou par camion, le transport de nitrate d’ammonium est une phase très délicate. "62 % des explosions de nitrate d’ammonium se produisent durant la phase de transport, rappelle Ronan Nicolas. Vous avez beau prévoir toutes les sécurités possibles, si un train déraille ou si un camion a un accident mélangeant du gasoil au nitrate d’ammonium, on va retrouver les composants d’un parfait explosif."
De son côté, le spécialiste en risque industriel, Paul Poulain a étudié différents scénarios d’accidents. Il a notamment effectué un "calcul de détonation" afin d’observer ce qui pourrait se passer en cas d’explosion, au niveau de la gare de triage de Drancy, en Seine-Saint-Denis. "2 000 trains passent chaque année par cette gare avec un stock de 400 tonnes d’ammonitrate, estime Paul Poulain. En cas d’explosion, les personnes présentes dans un rayon de 250 mètres sont potentiellement exposées à un risque mortel, avec d’importants dégâts dans un rayon de 600 mètres. Sans compter, les 400 000 voyageurs qui circulent chaque jour sur la ligne B du RER."
Interrogé sur ce point par la cellule investigation de Radio France, Fret SNCF précise qu’aucun stockage d’engrais à base de nitrate d’ammonium n’est effectué sur les sites SNCF. Le transporteur assure que "l’engrais au nitrate d’ammonium est une matière stable dont le transport ne présente aucun risque", qu’"il n’est pas considéré comme matière explosive, ni comme matière sujette à l’inflammation spontanée". Par ailleurs, Fret SNCF assure que les équipes "sont formées, sensibilisées aux risques et assurent un suivi spécifique tout au long du transport". (Lire la réponse complète de la direction de la communication de Fret SNCF)
Une zone sensible en Alsace
À Ottmarsheim, en Alsace, l’inquiétude porte sur une coopérative agricole de céréales. Elle est située dans une zone industrielle comprenant de nombreux sites chimiques classés Seveso, comme l’entreprise Borealis qui peut stocker jusqu’à 80 000 tonnes d’ammonitrate.
La Coopérative agricole de céréales (CAC) assure respecter "les conditions de stockage et d’exploitation imposé par le produit et la règlementation en vigueur". (Lire la réponse intégrale de la CAC). Pourtant, En 2018, un inspecteur d’assurance industrielle s’est inquiété des conditions de stockage de l’ammonitrate sur place. Et l’enquête de Maud de Carpentier du site Rue 89 Strasbourg montre que le risque de départs de feu, à cause d’engins destinés à charger l’ammonitrate sur les camions des exploitants ou de bandes transporteuses charriant le produit depuis les péniches à quai, est réel.
Le lanceur d’alerte pointe également du doigt un possible effet domino d’explosions susceptibles de toucher la centrale nucléaire de Fessenheim, située 13 kilomètres en amont, le long du grand canal d’Alsace. "Il y a un refus de prendre en compte cet effet domino, s’insurge Bernard Schaeffer, membre du collectif 26 septembre Sud Alsace qui s’est créé après la catastrophe de Lubrizol. L’étude de danger réalisée en 2005 par la Coopérative agricole de céréales estime qu’une explosion d’ammonitrate n’a pas à être envisagée."
"D’énormes quantités d’ammonitrate sont transportées par des péniches qui passent juste devant les piscines contenant le combustible nucléaire de la centrale de Fessenheim, s’inquiète également le président de l’association Stop Fessenheim, André Hatz. Or ces piscines ne sont pas bunkérisées. En cas d’explosion, la toiture des piscines pourrait dégringoler sur les alvéoles où sont stockées les barres de combustible provoquant un accident majeur."
"C’est un vrai risque, estime également le chimiste et physicien Thierry de Larochelambert, régulièrement consulté sur les questions nucléaires. Il pourrait y avoir une destruction des bâtiments d’entreposage des combustibles usagés en cas d’accident d’une péniche à proximité de la centrale."
De son côté, l’Autorité de sûreté nucléaire explique que le scénario d’une vague touchant la centrale suite à une explosion sur le site d’Ottmarsheim a été étudié de près sans être jugé matériellement crédible. Quant à une éventuelle explosion, ou une onde de choc à proximité de la centrale, l’ASN assure que ce risque est "parfaitement pris en compte dans ses règles fondamentales de sûreté".
Yara : une multinationale des engrais contestée
Leader mondiale des engrais synthétiques, la société norvégienne Yara (13 milliards d’euros de chiffre d’affaires) pèse lourd sur le marché des ammonitrates. Très critiquée pour son utilisation massive des énergies fossiles et son impact sur le climat, Yara a dépensé près de 12 millions d’euros en lobbying auprès des institutions européennes depuis 2010, selon l’ONG bruxelloise Corporate Europe Observatory. L’entreprise affirme "nourrir le monde de manière responsable, tout en protégeant la planète".
Elle est très présente en France avec trois usines : au Havre, à Montoir-de-Bretagne (Loire-Atlantique) et à Ambès (Gironde), ces deux derniers sites étant directement destinés au marché agricole tricolore. Or, depuis plusieurs années, la contestation gronde autour de ces usines.
C’est le cas à Montoir-de-Bretagne, près de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique) où l’entreprise produit 1 200 tonnes d’engrais à base de nitrate d’ammonium par jour. "Yara ne respecte ni la règlementation sur les rejets dans l’environnement, dans l’air et dans l’eau, ni sa mise en conformité par rapport à la sécurité de ses salariés et des riverains, s’alarme la présidente de l’Association dongeoise des zones à risques et du PPRT (plan de prévention des risques), Marie Aline Le Clerc. Depuis plusieurs années, la préfecture multiplie les mises en demeure. Ses avertissements s’accompagnent désormais d’astreintes financières, mais elles restent dérisoires : on est passé de 150 à 300 euros d’amende par jour. On a vraiment l’impression que l’industriel préfère payer des amendes plutôt que de se mettre en conformité."
Contactée, Yara reconnait des rejets non autorisés dans l’air et dans l’eau mais elle assure avoir agi et travailler étroitement avec les services de l’État pour améliorer la sécurité de son usine. (Lire la réponse complète de Yara)
"Le site de Yara fait l’objet d’une surveillance renforcée, assure le chef de l’unité départementale Loire-Atlantique de la Dreal Pays-de-la-Loire, Christophe Hennebelle. Nous avons mené dix inspections ces trois dernières années. Les dispositions ont été prises pour prévenir un risque d’accident sur le site."
La crainte d’un accident
À Ambès, en Gironde, plusieurs riverains expriment la même défiance vis-à-vis de cette multinationale des engrais qui peut stocker jusqu’à 60 000 tonnes d’ammonitrate. "Cet industriel fonctionne selon des règles qu’il s’est lui-même fixées, tempête Bernard Bancarel qui se bat depuis des années contre les nuisances sonores de l’usine. En laissant le temps passer, les autorités font le jeu de l’industriel qui poursuit son activité en toute impunité."
Chimiste de formation, Sylvie Nony de l’association Sepanso, participe à la commission de suivi du site d’Ambès Sud où sont passés en revue les entreprises Seveso dont fait partie l’usine Yara. Elle se dit préoccupée par "des engrais à base de nitrate d’ammonium mis à l’écart de la chaîne de fabrication sans respecter les conditions de sécurité : ils peuvent être détonants et alimenter des incendies si on ne les rend pas inertes". "Il peut également y avoir une cause d’accident venant de l’extérieur, ajoute Sylvie Nony. L’usine de Yara se trouve à 400 mètres à vol d’oiseau de l’Entrepôt pétrolier de la Gironde (EPG) qui stocke du diesel, de l’essence et de l’éthanol."
"Le risque global du site est, pour nous, parfaitement maîtrisé, répond Olivier Pairault, de la Dreal. Il a été étudié dans l’étude de danger. L’usine a été inspectée à neuf reprises ces deux dernières années, avec quatre mises en demeure."
Gros point noir : les inspections
La faiblesse des inspections pose aussi question. "En 2019, seuls 9 000 sites ont été inspectés sur les 500 000 installations classées pour la protection de l’environnement [ICPE], regrette Paul Poulain, qui a lancé un collectif citoyen baptisé Notre maison brûle après la catastrophe de Lubrizol, à Rouen. Pour inspecter les différents sites au moins une fois tous les cinq ans, nous aurions besoin de 9 000 inspecteurs. Or, ils ne sont que 1 600 aujourd’hui."
De plus en plus de voix s’élèvent également pour réduire la consommation d’ammonitrates, donc changer de modèle agricole. "Cela fait 50 ans que je milite pour l’agriculture biologique qui n’utilise pas d’azote de synthèse, tel que les ammonitrates", témoigne l’ingénieur agronome Claude Aubert qui vient de publier Les apprentis sorciers de l’azote (Editions Terre vivante).
"Il est possible de supprimer les engrais chimiques d’ici 2050 tout en accompagnant les agriculteurs, assure Anne-Laure Sablé, des Amis de la terre. Une étude montre qu’on pourrait réduire de 35 % notre production agricole au niveau européen en garantissant une alimentation suffisante et durable pour l’environnement."
Une redevance sur les engrais azotés discrètement écartée
Des propositions ont récemment été faites à ce sujet par la Convention citoyenne pour le climat, à travers une redevance sur les engrais azotés destinée à aider les agriculteurs à changer de modèle. Mais cette proposition a été dynamitée en coulisse par un service (la direction générale de la performance économique et environnementale des entreprises) du ministère de l’agriculture, comme l’a révélé le site Reporterre. "Il n’y a même plus besoin de la pression de l’agro-industrie, commente le journaliste de Reporterre Gaspard d’Allens. Le lobby, c’est l’Etat lui-même qui s’oppose à ce type de mesures."
Cette proposition de redevance sur les engrais azotés a finalement été renvoyée… à 2024 par le ministre de l’agriculture, Julien Denormandie. Interrogé sur ce point, le ministère estime que "mettre en place une telle redevance sans laisser aux agriculteurs le temps de s’adapter ou de s’assurer que des outils efficaces comme ceux recommandés par les experts aurait justement pu induire le même effet que celui qu’a eu l’augmentation de la redevance pour pollution diffuse sur les produits phytosanitaires en 2019 : un effet de stockage massif avant la mise en place ou l’augmentation de la taxe. En toute vraisemblance, cela aurait donc au contraire pu entrainer un stockage d’engrais azotés." (Lire la réponse intégrale du ministère de l’agriculture)
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