"Paradise Papers" : les droits du "Boléro" de Ravel dans le tourbillon des paradis fiscaux
Les "Paradise Papers" révèlent que les très lucratifs droits d'auteur des œuvres musicales de Maurice Ravel, dont le "Boléro", passent encore par Monaco, les Pays-Bas et l'île de Malte.
Le 22 janvier 2007, Evelyne Pen de Castel, seule héritière vivante des droits du compositeur Maurice Ravel, déclarait à l’hebdomadaire Le Point, depuis son domicile du canton de Vaud (Suisse) : "Ni ma mère, ni moi, n’avons plus rien à voir avec les droits de Ravel depuis fort longtemps." Dix ans plus tard, l'enquête menée par la cellule Investigation de Radio France et ses partenaires dans les "Paradise Papers", réunis par le Consortium International des journalistes d'investigation (ICIJ), révèle pourtant l'inverse.
Il apparaît en effet qu’Evelyne Pen de Castel est encore à la tête d’une société immatriculée à Amsterdam, Caconda Music Promotion Limited, qui perçoit 90% des droits que génèrent encore le Boléro l'œuvre de Maurice Ravel. Par ailleurs, les "Paradise Papers" montrent qu’elle a créé avec son mari, le pianiste Michel Sogny, au printemps 2007, une société maltaise dénommée Admira International Music Limited, dont l’un des objets est la perception et la gestion de droits musicaux.
La saga des droits d'auteur de Maurice Ravel
Ce nouveau rebondissement vient s’ajouter à une étrange partition judiciaire et financière qui mêle crescendo divers paradis fiscaux à une histoire de succession incroyablement complexe. Avant de tomber dans le domaine public en France en 2016, les droits des œuvres de Maurice Ravel étaient détenus par... la fille de la seconde femme du mari de la gouvernante de la femme du frère de Maurice Ravel.
Au décès de Maurice Ravel, en 1937, le compositeur n’ayant pas de descendant, c’est son frère Édouard qui hérite de ses droits. Il est blessé dans un accident de la route avec son épouse et celle-ci a besoin de soins. Le couple a recours à une gouvernante, Jeanne Taverne. Après la mort de sa femme, Edouard fait de Jeanne sa légataire universelle.
Edouard succombe à son tour, puis Jeanne, et c'est son ex-mari avec lequel elle s’était remariée, Alexandre Taverne, qui hérite à son tour des droits... avant de les transmettre à Georgette qu’il a épousée en secondes noces. Celle-ci a eu une fille d’un premier mariage : Evelyne Pen de Castel. Elle devient ainsi l’ultime dépositaire de ces droits.
Le conseiller très avisé de la succession Ravel
Entre temps, un personnage au passé trouble intervient dans cette histoire complexe. Il s'agit de l’ancien directeur juridique de la Société des auteurs compositeurs et éditeurs de musique (Sacem), Jean-Jacques Lemoine. En 1941, sous le régime de Vichy, alors qu'il est chef du contentieux, l'homme rédige une circulaire indiquant que, sur ordre des autorités de Vichy, la Sacem "ne paiera plus désormais aucune somme aux juifs".
Dans les années 1970, il propose au couple Taverne de gérer pour eux les droits de Ravel. Le pactole est alors évalué à 36 millions de francs. Cette rencontre entre un couple aux origines modestes et un orfèvre des montages complexes débouche sur un accord. L’ex-cadre (il a entre-temps démissionné) de la Sacem s’occupera des droits d’auteurs et d’édition de Ravel. À charge pour lui d’en reverser une partie aux héritiers. À partir de là, Lemoine va se révéler expert en optimisation fiscale et créer une série de sociétés écrans dans différentes places offshore.
Ainsi naît d'abord la société Artistic Rights International Management Agency (Arima) au Vanuatu, un Etat situé près de la Nouvelle-Calédonie. Elle déménagera à Gibraltar avant de réapparaître aux îles Vierges britanniques. Dans le même temps, Jean-Jacques Lemoine séjourne en Suisse, où il abandonne la nationalité française. Puis il déménage et s’installe à Monaco. Et y héberge, à son domicile, la société Arima.
Sur le Rocher, l'homme soigne ses réseaux. Il crée en 1994 une fondation pour enfants nécessiteux, Sancta Devota, qui tire une partie de ses ressources d’Arima. Parallèlement, il créé à Amsterdam d’autres sociétés, elles aussi dépositaires d’une partie des droits du Boléro. Apparaissent ainsi Caconda, Redfield ou encore Nordice.
Un hypothétique deuxième auteur pour prolonger les droits
Jean-Jacques Lemoine décèdera en 2009. Mais ses successeurs veillent sur son trésor, comme le démontre l’épisode qui suit. Depuis 2005, la famille du décorateur de Ravel, le peintre russe Alexandre Benois, cherche à faire valoir sans succès que le Boléro n’aurait pas été composé par Ravel seul, mais bien avec la collaboration de leur grand-père. Ils s’appuient notamment sur un livre publié en russe en 1965 Alexandre Nicolaievitch Benois, qui affirme que Benois aurait convaincu Ravel de mettre en scène le Boléro dans une taverne, alors que le compositeur voyait plutôt son ballet à la sortie d’une usine.
L’enjeu est important : en France, les droits d'une œuvre tombent dans le domaine public 70 ans après la mort de son auteur – voire quelques années de plus, en vertu d'un mode de calcul d'une redoutable complexité. De sorte que Benois étant décédé 23 ans après Ravel, si cette demande était acceptée, les droits du Boléro seraient prolongés jusqu’en 2030 !
Pendant dix ans, les Benois prêchent dans le désert. En 2014, la société monégasque Arima et la société néerlandaise Caconda les rejoignent opportunément dans leur combat. Une réunion rassemble les héritiers Benois, l’époux d’Evelyne Pen de Castel, Michel Sogny, et un ancien éditeur qui reste proche des héritiers Ravel, Jean-Manuel de Scarano. S’engage alors une course contre la montre. En mai 2016, le Boléro doit entrer dans le domaine public. En avril 2016, les deux parties passent à l’action. Ils demandent à la Sacem d’enregistrer le Boléro comme "œuvre de collaboration" sur ses registres. Leur argumentation sera rejetée en juin 2016, puis en septembre 2017.
Mais l’affaire pourrait ne pas en rester là. "La Sacem n’avait pas à se prononcer sur le statut d’œuvre de collaboration du Boléro, estime Gilles Vercken, l’avocat de la succession Ravel. Elle a commis une faute en refusant le bulletin de déclaration rectificative que nous lui avons transmis. Je peux me tromper, mais dans ce cas-là, c’est à un juge de le décider"
Ce qui reste des droits entre Monaco, Amsterdam et Malte
Malgré le passage des droits de Maurice Ravel dans le domaine public en mai 2016, l'œuvre continue de rapporter à ses ayant-droits. En effet, les droits continuent de courir aux États-Unis et en Espagne. Ainsi, les montants perçus restent encore considérables puisque la part des revenus européens ne représentait que la moitié des revenus générés par les adaptations du seul Boléro. Mais demeure une question : qui bénéficie aujourd’hui des droits encore en vigueur ? Grâce aux "Paradise Papers" et à l'enquête menée par la cellule Investigation de Radio France, avec nos confrères du Monde, nous pouvons esquisser trois pistes.
1. Monaco. Actuellement, 10 % des droits sont toujours versés à la société Arima, implantée à Monaco par Jean-Jacques Lemoine. À sa mort, il les avaient légués à sa fondation, Sancta Devota. C'est donc elle qui, in fine, en bénéficie aujourd'hui. Sancta Devota a une double mission : venir en aide aux enfants défavorisés et financer la fondation du prince Albert de Monaco pour l’environnement dont elle est aujourd’hui un mécène.
2. Amsterdam. Les 90 % des droits restants sont versés à une société néerlandaise, Caconda, créée en 1993 à Amsterdam par Jean-Jacques Lemoine. Depuis le 21 décembre 2016, elle est dirigée par l’ultime héritière des droits de Ravel, Evelyne Pen de Castel. Caconda sponsorise la fondation SOS Talents créée par Michel Sogny et soutenue notamment par l’industriel Serge Dassault, pour promouvoir de jeunes pianistes.
3. Malte. C’est sans doute la piste la plus obscure à ce jour. Les "Paradise Papers" permettent d’établir qu’en 2007 Evelyne Pen de Castel a créé à Malte une autre société, Admira International Music Limited - un quasi anagramme d’Arima - dont l’objet était aussi de gérer des droits d’auteurs. Le 18 octobre 2016, Admira a été radiée du registre du commerce maltais, faute d’avoir présenté "pendant plusieurs années" un bilan de son activité, peut-on lire. "La société maltaise que vous avez mentionnée a bien existé, reconnait Me Gilles Vercken, l'avocat de la succession Ravel. Mais elle n’a jamais fonctionné."
Pourquoi alors, fin 2013, soit six ans après sa création, Evelyne Pen de Castel en est-elle nommée administratrice, en remplacement du cabinet d’audit et de comptabilité maltais Moore-Stephens, tandis que son mari, Michel Sogny, en devient le secrétaire ? Pourquoi a-t-on maintenu en vie une société si l’on n’avait pas l’intention de l’utiliser ? La question reste posée.
Quoi qu’il en soit, les années passent, durant lesquelles une partie des droits abondent des fondations. Evelyne Pen de Castel a, par ailleurs, fait un don de 900 000 euros à l’hôpital de Genève. Mais à l’évidence ces revenus se conjuguent toujours avec "optimisation fiscale". Ironie de cette histoire : elle concerne un monument du patrimoine musical français alors qu’aucun de ses protagonistes ne réside dans l’Hexagone.
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