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"Quand je passais sur ce pont, j'accélérais" : à Gênes, la colère des sinistrés après l'effondrement du viaduc

Plusieurs centaines de Génois, dont les maisons étaient situées dans le quartier en contrebas du pont autoroutier Morandi, ont été évacués après le drame qui a coûté la vie à au moins 38 personnes. Reportage.

Article rédigé par Fabien Magnenou - Envoyé spécial à Gênes
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Des habitants de Gênes (Italie) sont évacués au lendemain de l'effondrement du pont Morandi, le 15 août 2018. (ANDREA LEONI / AFP)

"C’est comme un tremblement de terre. Localisé, certes, mais les conséquences sont les mêmes." Un membre de la protection civile résume le choc vécu par ce quartier de la ville de Gênes, mercredi 15 août, au lendemain de l'effondrement du viaduc Morandi et de la mort d'au moins 38 personnes. Quelques habitants viennent trouver du réconfort au centre civique Buranello, aménagé pour l'occasion. Luca, sa femme et sa mère ont été prévenus à leur domicile par les pompiers. "Regarde, je suis habillé comme hier." Des amis les ont dépannés pour la nuit, mais tous n’ont pas cette chance. "Il me restait encore trois ans pour finir de payer la maison, glisse le Génois, un casque à la main. Maintenant, je suis presque sûr qu’ils vont la détruire puisqu’elle se trouve via Porro. Au pied du pont."

Selon la protection civile, environ 35 voitures et plusieurs camions ont été précipités dans le vide, chutant de 45 mètres. "Désolé, je suis brutal, mais il aurait pu y avoir beaucoup plus de morts que ça", résume Luca. Mais le bilan humain n'est pas la seule inquiétude de ce salarié du secteur des transports. Comme beaucoup de Génois, il s'interroge désormais sur les conséquences du drame pour la ville. 

La Ligurie va mourir sans le pont, car elle n’aura plus les marchandises. Il faut le reconstruire vite, comme les Japonais. C'est une urgence.

Luca

à franceinfo

Faute de plan B, une trentaine de personnes ont dû passer la nuit dans le centre, avant d'obtenir des solutions de relogement à l'hôtel. "Un hôtel de prostituées et rien pour manger", fulmine un habitant dépité. Une représentante de la mairie part se renseigner. Même impatience pour Osvald, croisé via Walter Fillak. Il patiente à l'ombre, parmi des dizaines d'habitants privés de domicile. Les rues sont barrées par la police et les secours, en attendant un hypothétique feu vert.

Tour à tour, les riverains déclinent leurs noms et leur numéro de téléphone dans une unité de la protection civile. Celle-ci sera chargée de les contacter une fois que les autorités donneront leur accord pour qu'ils puissent emprunter les rues et récupérer des affaires. Le système permet de prévenir d’éventuels pillages, mais il s’agit également "d’assurer la sécurité des habitants", précise un membre des secours. Au total, plus de 630 personnes ont été évacuées en raison des risques d'effondrement sur leurs habitations. "Combien de temps ça va durer ? On ne sait pas", résume Osvald, écrasé par la fatigue. Ce riverain est venu avec une caisse à chats, au cas où, car Tchip et Tchop sont toujours dans l’appartement.

Les secouristes, eux, se sont battus jusqu’au bout pour tenter d’extirper des corps. Rencontrée dans la matinée, Federica Bonelli, une responsable de la Croix-Rouge locale, a passé plus de 23 heures sans fermer l'oeil.

Au loin, des bruits impressionnants d’engins qui tentent de percer les immenses blocs de pierre effondrés. "Le plus difficile, résume la secouriste, c’est que des corps peuvent se trouver sous ce tronçon qui s’est écroulé." Il faut donc creuser dans le ciment armé. "Les corps sont parfois abîmés et les secouristes ont, eux aussi, recours à des psychologues", ajoute Marco Parodi, un délégué de la Croix-Rouge régionale.  Une unité de secours subaquatique a même été dépêchée, afin de sonder le torrent Polcevera. Au total, 400 pompiers ont pris part aux opérations depuis la veille.

"Toute la charge de poids lourds reposait sur du vide"

Encore sous le choc de l'expulsion et du drame, certains habitants appréhendent déjà l'avenir avec pessimisme ou colère. Tous les Génois ont emprunté le pont et beaucoup accéléraient sur cette route suspendue dans le vide. Dans les années qui ont suivi sa mise en service, "seules quelques voitures passaient sur le pont, raconte Osvald. Mais ces temps-ci, c'était des centaines de poids lourds. Il aurait fallu adapter le pont ou réduire le trafic, mais rien n’a été fait..." Quand il empruntait le pont, il éprouvait de drôles de sensations. Le "braoum braoum" des roues et l'impression d'une route qui flotte.

Il y a quelques années, une rumeur annonçait la destruction de maisons pour reconstruire un nouvel ouvrage. Un autre projet, plus avancé, prévoyait un nouvel axe plus au nord. Aucun n'a jamais vu le jour. "Toute la charge de poids lourds reposait sur du vide, abonde Francesco, ancien habitant du quartier venu voir l'ampleur des dégâts au milieu des secouristes et des journalistes. Avec les technologies modernes, ils ne pouvaient pas prévoir ce qui allait se passer ?" Cet habitant, en colère, maudit une "mort annoncée" depuis longtemps. "Il y a tant de ponts dans cette ville, comment ne pas avoir peur maintenant ?"

Des questions sur le contrôle de l'ouvrage

L'inquiétude gagne aussi les autorités italiennes. Ce pont était en effet un axe vital pour Gênes, notamment pour le transport de marchandises débarquées dans le port ou qui partent de celui-ci. Or, "si le port ne peut pas fonctionner à 100%, la ville de Gênes est morte", estime Luigi Di Maio. Face à la colère des Génois, le vice-président du Conseil a affiché un message de fermeté lors de sa visite sur les lieux, dans la matinée : "Si le pont était dangereux, Autostrade per l’Italia [le concessionnaire] aurait dû informer le gouvernement et le fermer. Nous allons analyser les contrats et sommes prêts à révoquer les concessions" accordées par l’Etat. 

La société Autostrade per l'Italia assure, elle, que l'infrastructure était vérifiée "à un rythme trimestriel" en suivant les normes législatives et "avec des vérifications supplémentaires d'appareils hautement spécialisés". Reste à savoir si le contrôle de l'ouvrage a fait l'objet d'une réelle transparence. "Ces sociétés sont dans une position privilégiée sans réelle concurrence", analyse Enrico Musso, professeur d’économie des transports à l’université de Gênes. Les contrats de concession noués avec l’Etat sont secrets. Je crois que c’est unique." Plus encore, il dénonce les atermoiements chroniques autour d’un ouvrage sans cesse en chantier, sans aucune solution durable. "Le coût de la maintenance a dépassé le coût de la construction, estime l’universitaire. Le manque de nouveaux projets et d’alternative à cet axe peut expliquer l’usage abusif du pont."

Un bouquet de fleurs en hommage aux victimes de l'effondrement du pont Morandi, mercredi 15 aout 2018 à Gênes (Italie). (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

Au-delà de cet axe important, la voie ferrée, qui passe en contrebas du pont, a également été touchée. Et si rien n'est fait, le torrent encombré de débris pourrait à terme déborder. Le gouvernement a finalement décrété un état d'urgence de douze mois dans la ville. Un conducteur de taxi s'emporte à son tour contre les autorités. "Trois de mes connaissances sont mortes dans l'accident. Ça aurait pu être moi, puisque je traverse le pont plusieurs fois par jour. En fait, ça aurait pu être n'importe qui."

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