Sabrina Mervin, chargée de recherche au CNRS, sur les chiites d'Irak
Les chiites en Irak sont majoritaires et dirigent le gouvernement. Sont-ils maintenant les maîtres du pays et ont-ils pris leur revanche face aux sunnites ? Dans ce contexte, comment convient-il d’interpréter les attentats de la semaine dernière dans le nord de Bagdad ?
On parle déjà de l’Irak chiite depuis plusieurs années, ce qui traduit le changement advenu après la chute de Saddam Hussein qui a permis aux chiites, majoritaires en Irak, d’arriver au pouvoir. Cela ne reflète pas pour autant une situation qui reste très complexe, et n’est pas comparable à l’Iran chiite (où le chiisme est effectivement très majoritaire, religion officielle depuis le 16e siècle et fondement de la République islamique) ou à l’Arabie saoudite sunnite (où le sunnisme est très largement majoritaire et religion d’un Etat qui s’appuie sur l’un de ses courants, le wahhabisme). En Irak, il faut aussi compter avec les Kurdes et le Kurdistan autonome. Chiites et sunnites ne sont pas face- à-face. Bien plus, il y a un pluralisme politique au sein de chaque groupe.
Toutefois, le pays est en crise politique depuis le début de l’année, le premier ministre, Nouri al-Maliki, ayant marginalisé les sunnites, mais aussi certains chiites, est accusé par ses détracteurs de ne pas partager le pouvoir, notamment avec les sunnites, voire de construire une nouvelle dictature. Au début du mois, des députés (sunnites, kurdes ainsi que des opposants chiites) ont tenté lui retirer la confiance du Parlement. En outre, le procès de l’ex-vice-président (sunnite) Tarek al-Hachemi se déroule en ce moment ; en fuite, celui-ci est accusé d’avoir organisé des assassinats politiques.
C’est dans ce contexte de tension et de crise que les récents attentats ont eu lieu. Depuis le retrait de l’armée américaine en décembre 2011, on avait noté une recrudescence relative de la violence en Irak (dont le pic a eu lieu en 2006-2007), particulièrement contre des forces de sécurité et des pèlerins chiites. Il semble qu’al-Qaïda (sous le nom de l’Etat islamique en Irak) saisisse l’occasion de cette crise pour relancer des attentats et attiser les tensions intracommunautaires dans le pays.
Quelles sont les relations des chiites irakiens avec l'Iran ? La République islamique exerce-t-elle chez son voisin «une influence à travers une multitude de canaux», pour reprendre les mots du Monde Diplomatique ?
L’Iran exerce une influence en Irak par le biais de différents canaux, pas seulement politiques, d’ailleurs, puisque les pèlerins iraniens, qui arrivent quotidiennement en grand nombre en Irak pour y visiter les lieux saints chiites, constituent un apport économique considérable et le tourisme religieux se développe au sud de l’Irak.
Au plan politique, le Premier ministre Nouri al-Maliki et son parti al-Da‘wa sont alliés à l’Iran. Mouqtada al-Sadr, fils d’un ayatollah révolutionnaire tué par Saddam, leader d’un groupe chiite influent au Parlement et qui jouit toujours d’une certaine audience auprès des classes populaires chiites, poursuit ses études religieuses à Qom, en Iran, à la fois pour asseoir sa crédibilité de leader religieux et prendre des distances par rapport à la situation irakienne. Ce qui ne l’empêche pas d’être critique envers l’Iran. D’autres acteurs politiques chiites ont des liens avec le voisin iranien, mais aussi avec les Etats-Unis, et le président irakien Jalal Talabani, kurde, en a également. On est dans un véritable jeu d’alliances, mouvant et à plusieurs variables.
Par ailleurs, les autorités religieuses chiites, la marja‘iyya, qui siège à Najaf (l’ayatollah Ali Sistani en tête), a forcément des liens avec l’Iran mais reste indépendante et rétive à toute ingérence iranienne, notamment sur la préparation de la succession du grand marja‘ Sistani, suivie par des millions d’adeptes dans tout le monde chiite : l’Iran a tenté de pousser un candidat.
Peut-on parler du renforcement d'un «croissant chiite», regroupant l'Iran, la Syrie, le Hezbollah libanais, et maintenant l'Irak ? Ou s'agit-il d'une simplification ?
Il n’y a pas de renforcement de ce fameux «croissant chiite» et cette expression, bien commode pour les médias, ne rend pas compte d’une réalité, encore une fois, complexe, notamment dans l’articulation du politique, du religieux, et du communautaire. L’alliance Iran-Syrie-Hezbollah demeure solide mais la situation de la Syrie conduira à plus ou moins long terme à des changements profonds dans un pays exsangue, vu l’extrême violence de la répression, sans parler de leurs répercussions, notamment au Liban. Rappelons tout de même que cette alliance est avant tout politique (et incluait, jusque récemment, le Hamas palestinien, sunnite). Néanmoins, elle a des fondements religieux, instrumentalisés, dans la mesure où le pouvoir en Syrie est aux mains des alaouites, qui se réclament d’une branche du chiisme.
Les tensions dépassent largement cet «arc» et sont en fait la manifestation du bras de fer entre les deux puissances régionales que sont l’Iran et l’Arabie saoudite, tenantes de deux idéologies islamiques concurrentes et des mêmes ambitions hégémoniques. On les retrouve, par exemple, au Pakistan, où les violences anti-chiites, récurrentes, relèvent à la fois de situations locales et d’une logique transnationale. On les retrouve aussi au Bahreïn où la majorité chiite s’est insurgée contre le pouvoir, sunnite, dans le cadre d’un «printemps arabe» qui n’a pas attiré l’attention internationale, tant il fut desservi par les accusations de «complot safavide», c’est-à-dire iranien.
Vague d'attentats anti-chiites
euronews.fr, 24-1-2012
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