Cet article date de plus de trois ans.

Inde : comment, depuis novembre, des dizaines de milliers d'agriculteurs protestent autour de New Delhi et maintiennent la pression sur le gouvernement

En campant sur de grands axes en périphérie de la capitale, ils manifestent contre des lois votées à l'automne qui libéralisent les marchés agricoles et supprimeraient de fait le prix minimum accordé pour le riz et les céréales. 

Article rédigé par Anne Brigaudeau
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Dans une "parade des tracteurs", des agriculteurs protestent contre les lois de libéralisation du marché agricole à New Delhi (Inde), devant le Fort rouge, le 26 janvier 2021.   (ANINDYA CHATTOPADHYAY / THE TIMES OF INDIA / AFP)

Jour et nuit, ils campent en périphérie de New Delhi, la capitale indienne. Des dizaines de milliers de petits agriculteurs, venus pour beaucoup du Pendjab, au nord du pays, réclament depuis fin novembre l'abrogation de trois lois votées par le Parlement à l'automne. Celles-ci libéralisent les marchés agricoles et supprimeraient de fait le prix minimum auquel sont payés le riz et les céréales. Franceinfo revient sur ce bras de fer d'une ampleur inédite entre ces fermiers et le gouvernement nationaliste hindou de Narendra Modi.

A l'automne 2020, un texte libéralisant le marché agricole met le feu aux poudres

Votées en septembre 2020, les trois lois de libéralisation du marché agricole mettent fin au monopole des gouvernements locaux sur le prix des céréales. Elles introduisent, explique le média The Conversation, "un nouvel espace d'échange, où le prix sera directement fixé par les investisseurs et l'agro-business sur la base de la demande et imposé aux agriculteurs, ce qui se traduira par une baisse générale des prix de vente". Lors du vote à l'Assemblée, l'atmosphère est électrique, rapporte Le Monde : "A la Chambre haute, (...) les députés en sont presque venus aux mains, les uns déchirant les copies du projet de loi, les autres hurlant et cassant les micros."

Car l'enjeu est lourd pour les paysans les plus pauvres. Grâce aux marchés contrôlés par l'Etat, un prix de soutien minimal leur est versé sur le riz, les céréales et une vingtaine d'autres denrées. Et ce prix plancher est jugé essentiel par des petits exploitants qui parviennent juste à "se maintenir au niveau de la subsistance : 86% des fermiers cultivent moins de deux hectares", explique Bénédicte Manier, journaliste à l'AFP, auteure de Les Routes vertes de l'Inde (éd. de l'Echiquier). Avec les nouvelles lois, les manifestants craignent l'arrivée des grandes entreprises agro-alimentaires qui pourraient imposer leurs prix. 

Avant même ces lois, le contexte était déjà difficile pour les petits agriculteurs, dont le revenu stagne et les dettes s'accumulent. Dans les années 1960, ces fermiers et en particulier ceux du Nord avaient été le fer de lance de la "révolution verte", qui avait assuré l'autosuffisance alimentaire du pays (1,3 milliard d'habitants aujourd'hui). "Ils ont nourri l'Inde, ils l'ont rendue indépendante, mais le prix écologique et social est aujourd'hui élevé, estime Bénédicte Manier. Très consommatrice en eau, en engrais, en pesticides, la révolution verte a enfermé les fermiers dans un cercle d'endettement."

"Avec le changement climatique, cette révolution verte a tourné au désastre écologique", ajoute-t-elle. Car ce système agricole a désormais fait preuve de ses limites, selon elle, entre "difficultés d'irrigation, coût des intrants et semences inadaptées" à la crise climatique et à l'aggravation des sécheresses. Selon un rapport publié en 2017 par le gouvernement du Pendjab, cet Etat aura épuisé toutes ses ressources en eau souterraine d'ici à 2039. L'agriculture représente 15% du PIB et fait vivre 600 millions de personnes, dont 260 millions d'agriculteurs, selon le ministère français de l'Agriculture.

Fin novembre, les premiers campements sont installés autour de New Delhi

Des dizaines de milliers d'agriculteurs érigent, à partir de fin novembre, des campements à la périphérie de la capitale, "avec un soutien incroyable de l'opinion parce que tout le monde a un grand-père fermier", observe Bénédicte Manier. Déterminés à tenir, ils constituent autour de New Delhi "de petits villages" avec tentes, distribution de nourriture et même de masques, comme le montre cette vidéo de France 24, où un agriculteur donne les raisons de sa colère : "Si le gouvernement ne respecte plus le minimum garanti, les prix vont être écrasés." 

Le 8 janvier, "la plus grande grève du monde" démarre

Le mouvement prend de l'ampleur le mercredi 8 janvier, lorsque dix des 11 syndicats du pays se joignent aux agriculteurs pour dénoncer la politique économique et les réformes de libéralisation de Narendra Modi. Le pays connaît la plus grande grève générale de son histoire (en anglais), avec 250 millions de grévistes selon les syndicats et une Inde qui s'arrête. Tous les secteurs sont touchés : les transports, l'éducation, les usines, les bureaux administratifs, les fermes agricoles. Les syndicats réclament une hausse du salaire minimum et dénoncent les processus de privatisation en cours dans le pays. Des indicateurs se dégradent : le chômage atteint 9% dans les villes et l'inflation gagne, en particulier les produits de première nécessité comme le riz et la farine.  

Le 26 janvier, jour de la fête nationale, la tension culmine 

Pour tenter de stopper le mouvement, la Cour suprême indienne suspend à la mi-janvier l'application des réformes agricoles "jusqu'à nouvel ordre". Une décision perçue comme un subterfuge par les agriculteurs, qui poursuivent leur contestation. Le 26 janvier, jour de la fête nationale, des convois de tracteurs bondés d'agriculteurs réussissent à entrer dans le centre de la capitale, malgré les forces de l'ordre et forces paramilitaires déployées dans la ville. Au vieux Fort rouge de Delhi, les manifestants haussent les couleurs de leur mouvement à côté du drapeau indien, avant d'être chassés des remparts par les forces de l'ordre. Des heurts éclatent ensuite entre des centaines de personnes rassemblées devant le quartier général de la police de Delhi et les forces de sécurité. La journée se solde par un mort – un agriculteur tué alors que son tracteur s'est renversé – et "400 policiers blessés" selon les autorités.

Alors que la plupart des syndicats d'agriculteurs condamnent les violences, le gouvernement accentue la répression. A la tombée de la nuit, ce 26 janvier, les autorités coupent les liaisons internet et téléphoniques dans les campements d'agriculteurs à la périphérie de Delhi. Des dizaines de fermiers ainsi qu'un journaliste du magazine d'investigation The Caravan, connu pour ses articles sur les nationalistes hindous au pouvoir à Delhi, selon Le Monde, sont ensuite arrêtés.

Début février, cette mobilisation provoque des remous sur les réseaux sociaux

Alors qu'une nouvelle manifestation s'annonce, la censure s'étend aux réseaux sociaux. A la demande du gouvernement indien, Twitter bloque plusieurs heures, dans la journée du lundi 1er février, 250 comptes de ses abonnés indiens, au motif qu'ils représentent une "grave menace pour l'ordre public". Parmi ces comptes : ceux de militants et représentants syndicaux d'agriculteurs, des dirigeants de l'opposition, d'un acteur et enfin du magazine The Caravan, dont un journaliste avait été arrêté. Un "cas choquant de censure manifeste", selon l'association Reporters sans frontières.

Ces censures ont fini par émouvoir de nombreuses personnalités à l'international. Si les communautés indiennes se mobilisent depuis longtemps en faveur des fermiers, notamment au Royaume-Uni et en Amérique du Nord, des personnalités célèbres ont pris le relais. La pop star américaine Rihanna, qui compte plus de 100 millions d'abonnés sur Twitter, relaie un reportage de CNN traitant des coupures d'internet à Delhi en s'étonnant : "Pourquoi n'en parlons-nous pas ?!" #FarmersProtest" (les manifestations des agriculteurs).

La Suédoise Greta Thunberg, l'une des plus importantes militantes écologistes au monde, s'est aussi dite "solidaire" du mouvement.

Et enfin, la nièce de la vice-présidente américaine d'origine indienne Kamala Harris a également donné de la voix. "Nous devrions TOUS être scandalisés par les fermetures d'internet en Inde et la violence de paramilitaires contre les agriculteurs qui manifestent", a tweeté Meena Harris. Tous ces commentaires sur des "affaires internes" ont irrité New Delhi. Dans un communiqué publié mercredi 3 février, le ministère des Affaires étrangères a jugé que "la tentation des hashtags et des commentaires sensationnalistes sur les réseaux sociaux n'est ni juste ni responsable, surtout quand des célébrités entre autres y ont recours".

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.